Dernier pavillon

La chambre du Petit Lac

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L’idée de Dieu avait déserté le pavillon que venait d’intégrer Janek. Il n’y avait plus de place, dans ce lieu de souffrance et de silence, pour quelque sorte de métaphysique. Entré dans ce réceptacle des douleurs, on ne se consacrait plus qu’à ses propres maux, sans plus se demander pourquoi, ni comment, ni rien du tout. Au pavillon de Janek, on ne se demandait plus rien, mais on n’avait qu’une ambition, indépendamment de toute philosophie humaine : cesser d’avoir mal. Il ne serait pas juste de dire qu’on y perdait la Foi : simplement l’idée de Dieu n’était plus.

Janek fut installé dans la Chambre du Petit Lac. Il ne lui restait plus beaucoup à vivre. On pouvait déjà le comprendre à la désignation de sa chambre. On se fait une idée de son sort proche à partir du moment où on commence à vous transférer dans des chambres aux appellations de plus en plus charmantes.

Au temps où Janek était un malade parmi d’autres, il était soigné dans la chambre 237 d’un autre pavillon. Au début, on a l’impression comme souvent dans la société de n’être qu’un vulgaire matricule. « Le malade de la 237 ». Puis un jour, quand sa situation s’était sérieusement dégradée, et qu’il avait commencé à recueillir l’attention de l’équipe soignante, il fut affecté au pavillon intermédiaire, dans la chambre Fuchsia. C’était le pavillon des noms de couleurs. Il n’y avait là que peu de chambres : on n’y restait pas longtemps. Ou on revenait au premier pavillon, ce qui était rare, ou on était acheminé vers le troisième, ce qui était fréquent. Dans tous les cas, c’était assez rapide. Car il fallait peu de temps pour clarifier le destin des malades du pavillon intermédiaire. Il n’était pas utile de tergiverser et de tourner autour du pot.

Au bout de quelques jours, on fit traverser à Janek le petit pavillon intermédiaire auquel il commençait à peine à se familiariser, et on le fit entrer dans le dernier pavillon. En face de la Chambre à l’étoile, Janek fut introduit dans la Chambre du Petit Lac. Il regrettait déjà de ne plus être qu’un numéro anonyme. Le 237 de la Fuchsia était désormais dans le Petit Lac. Cette fois, aucun malade n’était inconnu. L’équipe soignante maîtrisait à fond chacun des dossiers. Il y avait en principe deux alités par chambre, que les médecins appelaient entre eux jardin ou couloir pour aller à l’économie des mots, selon qu’ils étaient installés près de la fenêtre ou près de la porte. Ainsi Janek était le couloir du Petit Lac. Il ne pouvait plus marcher, ni se lever, comme la plupart des malades du dernier pavillon.

Son voisin de chambre, le jardin du Petit Lac, s’appelait Thomas. Les deux malades firent des présentations sommaires – on ne s’encombrait plus guère de formalités au pavillon de Janek. Immédiatement ils surent qu’ils s’entendraient très convenablement. « C’est au moins ça de positif », se dit Janek, qui avait craint de devoir supporter les plaintes et les marmonnements d’un vieux râleur.

- Depuis combien de temps es-tu là, toi ? demanda Janek.

- Dans cette vie-là, ça fait quarante-sept ans, fit Thomas.

- Je veux dire : au Petit Lac ?

- Tu verras qu’après dix jours, cette question n’aura plus de sens.

- Que veux-tu dire ?

- Le temps ici n’existe pas.

- Tu n’es pas très encourageant, soupira Janek.

- Au contraire. Si tu  veux, je peux te dire très exactement le temps que j’ai passé dans cette chambre. Mais je ne crois pas que cela ait de l’importance. En fin de compte, on est bien mieux sans horloge ni calendrier.

Ce n’est qu’à ce moment que Janek se fit la remarque que plus rien, hormis la lumière du jour, ne permettait de mesurer le temps. Lorsqu’il était le 237, il y avait un calendrier de l’année, et une grande horloge dans sa chambre. Dans la Fuchsia, il n’avait plus qu’un petit réveil à aiguilles prétendument phosphorescentes. Puis ici, plus rien.

- C’est ici qu’on apprend la liberté, ajouta Thomas.

- Tu m’as l’air de prendre les choses sereinement.

- Je suis complètement apaisé, Janek.

- Si tu vas me dire que c’est parce que c’est notre dernier recours…

- Je ne te le dirai pas, parce que c’est faux. Notre dernier recours, c’est le râle, c’est le cri, c’est le suicide. Je souffre, mais je suis apaisé.

 

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