Froid de l'âme

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C’est vrai qu’il faisait bien froid. Il faisait froid d’un froid puant ; cette sorte de froid fétide où se mêlent les odeurs nauséabondes que renferme ma chambre. Autour de moi s’élevaient les effluences d’ordures amoncelées. Les poubelles restaient en tas. Je me soupçonnai d’avoir laissé croupir quelque part une peau de banane en putréfaction dans une sauce de brandade ou de l’huile de maquereau — je mange toujours dans ma chambre, entre le clavier et la souris, au milieu de tous ces manuscrits qui s’empilent et qui moisissent.

Froid de l’âme, pensai-je. J’eus un haut-le-cœur ; le tabac froid me prenait à la gorge. Je n’avais pas mangé. Depuis combien d’heures mon ventre vide hurlait famine ? La simple idée de me traîner jusqu’à la cuisine me rebuta. Je prisai un rail de cocaïne. Me versai un whisky. Je m’aperçus que ma main tremblait, à nouveau. Je pianotai alors sur le clavier. Je récrivis ces phrases qu’un concours d’écriture de nouvelles imposait comme incipit : Trente minutes de retard ! Le froid était terrible. Il releva son col. Et je remontai tout court.

Un concours d’écriture… Après tout pourquoi pas ? Au point où j’en étais rendu, qu’est-ce que j’avais à y perdre ? Je naviguais aux confins de l’humiliation depuis des éternités. Je pensai qu’un écrivain raté jetant son dévolu sur un concours de nouvelles, c’était irrésistiblement séduisant. Mon regard se perdit dans la nébulosité de l’écran ; j’y aperçus mon reflet. Ah ! je me fis un drôle d’effet ; je ne me trouvai pas un air très net. Pour ainsi dire, je ne me reconnaissais plus. Je ne me rasais plus. Et finalement, j’y gagnais. Je préférais encore ma barbe triste à mon sourire empuanti de vieux clown dépressif. Sur une colonne de manuscrits stratifiés, je récupérai une réponse d’éditeur, qui fit office de brouillon : Trente minutes de retard ! Et moi donc, j’avais des années de retard. Est-ce que c'est grave, hein ? Trente de plus ou de moins… Le froid était terrible. Un peu léger. J’aurais préféré : effroyable. Le froid était effroyable. Cette pinçante froidure le pétrifia. Il demeurait figé dans la floconneuse pénombre et dans cet effarant décor de fin du monde. Moyen. J’avais écrit par-dessus le nom de l’éditeur. "Nous vous remercions de nous avoir adressé votre manuscrit. Malheureusement il ne correspond pas à…" et patati et patata. La barbe ! Cela ne « correspond pas » ! Je sais ! Jamais je n’ai correspondu…

Je pourrais faire la tournée des éditeurs. Et je me resservis un whisky. Je sais, et ça m’en donne la nausée, que même pour un concours de nouvelles, je ne suis pas de taille ; bah ! La voisine d’en face affectionne les écrivains fruits-secs dans mon genre ; le raté, bien comme il faut. Je pourrais aller lui lire mes vers. C’est encore ce que je fais de pire. J’avisai mon dernier texte achevé, une prétendue nouvelle sur… sur quoi d’ailleurs ? Même moi j’en ris. Et j’étais bien le seul ; le seul à me lire et à en rire. C’était un texte vaseux, bien de moi. J’aurais pu lui flanquer l’incipit tel quel : Trente minutes de retard ! Le froid était terrible. Il releva son col. Mais au lieu de cela, je m’autorisai une action parfaitement inédite dans le cours de mon existence, et je mesurai dans quelle bien piètre estime je me tenais désormais : je vidai doucement le contenu de mon verre sur le manuscrit. Je fis couler un trait de whisky sur le papier jaune, l’encre noire s’y éploya, s’étira, fit une nappe. Les mots se diluèrent avec un heureux dégoût. Ma production lamentable était dissoute. Je venais de nier mon propre talent. Je veux dire : ce que j’ai pris pendant une décennie pour du talent.

Je lus le règlement du concours. Au moins peut-être la perspective d’un gros lot en petites coupures me fournirait la motivation nécessaire. Même pas. A supposer que ce petit jeu m’apportât enfin la modeste gloire après laquelle je courais depuis toujours, il ne me permettrait en tout cas pas de payer mon loyer. Et malgré tout, je cherchais une suite à mon Trente minutes de retard ! Le froid était terrible. Il releva son col. Page blanche et écran bleu. Mon quotidien sentait la virginité pestilentielle. Ma tête était vide, et tout autour de moi s’était dépouillé de ce qui lui avait conféré jusqu’alors un semblant de magnétisme ou d’imprégnation émotionnelle. Les quelques idées qui me venaient étaient dérisoires, vaines. Un coup de whisky m’écœura, mon estomac dépeuplé se tordait de douleur. Je grillai une cigarette. Me mis au clavier. Posai les doigts et attendis, comme prêt à improviser une symphonie.

 

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