Le Parc à Ferrailles

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On devrait plus souvent se dire qu’on s’aime, entre amoureux. Vincent l’a répété tout l’après-midi à Lucie, qu’il l’aime. Cent fois, mille fois il le lui a dit. Je t’aime. Je t’aime, ma chérie. Ma douce, ma belle, je t’aime, je t’aime de toute mon âme. Il lui a rappelé la première fois, cette première fois démentielle, ce premier regard diabolique qu’elle lui avait décoché au détour d’un rock. Touché en plein cœur. Son regard incendiaire avait embrasé son âme. Je t’aime, mon petit ange. Te rappelles-tu la première nuit ? Ce samedi-là. Il lui a raconté encore leur première nuit, cette nuit brindezingue pleine d’amour et de pinard, qui s’était étalée sur le dimanche, et avait débordé sur le lundi. Il lui a raconté tout ça.

 

Le soleil couchant empourpre le marbre, et irradie le cimetière de cent teintes et nuances de rouge. On devrait plus souvent se dire qu’on s’aime. Vincent caresse la pierre. Il écrase une larme, recueille un baiser sur ses lèvres et le dépose sur la tombe de Lucie. Il l’aime, il le lui dit encore. Il se relève et sort du cimetière à reculons, pour ne pas quitter la tombe des yeux. Doucement il recule, en prenant soin de toujours bien répéter : je t’aime, je t’aime, je t’aime.

Dans le cœur de Vincent, c’est bien un temps de Toussaint. Il rentre à la maison, l’âme en lambeaux. Putain de vie. Ma petite Lucie, putain de vie.

*

Une forme grise et titubante se glisse dans la nuit au coin de la rue d’Italie. Quelques mètres plus loin, la silhouette fatiguée s’appuie contre un mur et reprend son souffle en gémissant. C’est comme la plainte étouffée d’un loup agonisant. L’homme geint ainsi pendant de longues minutes. Une pluie fine et froide noie son pleur dans le caniveau. Quelques passants, austères, moroses ou renfrognés, tous silencieux, le frôlent en l’ignorant. L’un d’eux, cependant, un quidam d’une quarantaine d’années, a senti sa détresse et a hésité : il s’est arrêté près de lui, s’est avancé, a marqué un imperceptible mouvement de la main, qu’il a probablement eu l’intention fugace de lui poser sur l’épaule, trahissant une fugitive et incertaine compassion, ou un désir bref de solidarité, une commisération vacillante qui s’est vite découragée. Il l’a regardé d’un air attendri, a soupiré, s’en est allé. En tournant au coin de la rue, il l’oublie déjà, songeant à sa femme qu’il rejoint, et à laquelle il a hâte de faire l’amour. Vincent - car l’homme qui gémit est Vincent - finit par reprendre sa route, la gueule béante, le dos voûté, les pieds traînant sur le pavé. Il tourne à l’angle de la rue Joffre, songeant toujours à Lucie, qu’il voudrait aussi rejoindre, comme autrefois, bien vivante, pour lui faire l’amour, lui aussi. En arrivant devant l’entrée de son immeuble, il se dit qu’il voudrait la rejoindre, mais chez les morts. Il monte les escaliers, pousse la porte de son appartement, se vautre dans le canapé. Putain de vie. Ma petite Lucie, putain de vie.

 

*

Premier verre de la soirée : un petit whisky. Enfoncé dans le canapé, il croit qu’il ne pense à rien. Il joue à être mort. A cet instant, il est probable qu’il se demande s’il ne va pas se foutre une balle dans le fond de la gueule. L’œil est éteint, mais le cerveau tourne à plein régime. Il voudrait ne penser à rien, mais ça tourne tellement vite! Lucie… Les souvenirs affluent et consument son cerveau. Ce soir-là. C’était un temps de mort. Cela lui revient : dans sa tête, un téléphone sonne. Cette sonnerie lui brise les tympans, un mauvais pressentiment lui presse le cœur, et l’envie de gerber lui prend d’un coup, au moment de décrocher le combiné : prépare-toi, mec, prépare-toi à en baver, c’est le début de la fin, et tu n’es pas prêt de sourire à nouveau. Votre épouse a eu un accident Monsieur. Je suis désolé. Et cette phrase-là claque, et résonne, et résonne, et résonne. Je suis désolé. Je suis désolé. Je suis désolé. Il a beau être désolé, le type au bout du fil, sa vie va bien, c’est la vie de Lucie qui a pété, et celle de Vincent qui vient de foirer, Vincent qui n’entend plus rien de ce qu’on lui explique. Et le temps s’est arrêté là, et la phrase résonne encore, je suis désolé, je suis désolé, je suis désolé, et comme un volcan, le cœur de Vincent entre en éruption. Putain de vie. Ma petite Lucie, putain de vie.

 

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