Un petit avion dans la tête

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Isaac Weizmann était désormais une figure du paysage médiatique français, incontournable dans les grands moments de réflexion que traversait souvent la société en crise de ce temps-là, et inévitable lors des rentrées littéraires, où il faisait presque systématiquement un tabac. Weizmann était, il est vrai, le maître des livres-choc, très souvent sujets à polémique, et recevait généralement un accueil très favorable de la critique et du public. L'auteur à sensations avait démontré ses compétences littéraires et philosophiques dans moult domaines, si bien que son docte avis était bienvenu en toutes circonstances : des élections présidentielles aux débats les plus divers, Weizmann était sollicité, sur les ondes, à la télévision, dans les journaux. Weizmann, on peut le dire, était l'intellectuel à la mode.

L'heureux écrivain acquit un tel succès en si peu d'années que le public ne lisait même plus ses livres, devenus tellement célèbres qu'on en connaissait par cœur les contenus avant que de pouvoir les ouvrir. Et même si son intrigante polyvalence suscita certains soupçons sur sa capacité véritable à traiter tous ces sujets sans soutien clandestin — il écrivit des essais sur le sionisme, le libéralisme économique, ou sur la pensée de l'Etat chez Hegel, des romans sur l'inceste, la guerre, ou la prostitution, des recueils de poésie, des nouvelles — il semblait bien que son génie n'avait aucun besoin de nègre pour s'exprimer, et il fit se taire les mauvaises langues en les traitant par l'indifférence et le mépris, sans jamais répondre aux infamies ni se justifier.

La presse à scandale s'empressa un jour d'annoncer sa possible candidature à la députation dans sa circonscription des Bouches-du-Rhône, ce qui ouvrit les perspectives d'une étincelante victoire, prémice d'une entrée annoncée à l'Elysée, au regard des idées novatrices et séduisantes dont il était porteur et qui dépassaient les clivages traditionnels de la politique. Mais les élections se passèrent, et Weizmann était resté très discret, nullement décidé à se lancer dans une triomphale carrière politique. On raconta aussi que monsieur le chef du gouvernement lui proposa un ministère, qu'il refusa énergiquement. Il fit par ailleurs une apparition brillante et remarquée dans un long-métrage, où il jouait le rôle invraisemblable d'un ouvrier dans une usine de sous-vêtements féminins.

En définitive, tout le monde semblait apprécier ce mince et petit homme, à la moustache fine et duveteuse, au regard pétillant, et aux cheveux noirs, à peine grisonnants, un peu ébouriffés, qui affichait toujours un sourire subtil et énigmatique, et qui paraissait n'avoir jamais vieilli en vingt ans de notoriété et malgré ses frais cinquante-quatre ans.

On pensait s'être accoutumé au talent de Weizmann et à sa plurivalence, on se croyait pour ainsi dire à l'abri des stupéfactions qu'il savait provoquer au printemps fleuri de sa carrière. Toutefois, comme à cette grande époque des romans bouleversants dont il n'était pas avare, la surprise littéraire de cette année-là portait son nom, et provenait de la parution de son seizième roman : Un petit avion dans la tête. Le style enlevé, fluide, jeune, vigoureux et énergique fit l'unanimité, plus que jamais, mais n'avait rien de véritablement inhabituel. En revanche, la rédaction des cent cinquante pages, profondément intelligente, poignante - déconcertante -, relevait assurément du tour de force. Weizmann démontrait avec somptuosité sa capacité à évoluer avec légèreté et nonchalance dans le cerveau de son personnage, Oswald Gascogne, et à découvrir, doucement et méthodiquement, les fondements structuraux des mécanismes psychologiques les plus complexes. L'analyse stupéfiante de la psychologie d'Oswald Gascogne nous familiarisait avec ses pathologies les plus criminelles et nous accoutumait sans dégoût à la naissance et à l'évolution de ses pulsions scélérates.

 

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