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Happy Days Café, comme un monde qui s'achève

Comme un monde qui s'achève.
Sous quelques jours le Happy Days décrochera définitivement son enseigne après presque trois décennies sur la place Richelme. Le temps urbain fait son office, certaines choses perdurent moins que d'autres, même parmi les institutions.


Le Happy appartient à ma mythologie personnelle. J'étais ado quand j'ai découvert avec lui qu'un café pouvait fidéliser une clientèle LGBT, à terrasse et visage découverts, au coeur de la ville. Ça n'avait rien d'évident. Le PaCS venait d'être adopté, les anti avaient défilé en scandant parfois des slogans haineux, Christine Boutin brandissait sa bible à l'Assemblée, internet n'existait pas ou balbutiait seulement ses premiers "(t)chats". Les choses étaient naturellement beaucoup plus faciles et souples que vingt ans auparavant, comme elles le sont encore davantage aujourd'hui, mais même à Aix un ado pouvait et peut encore manquer de repères pour s'assumer tranquillement.


Alors à la fin des années 90, je prends goût à me sentir libre et sans entrave, à la terrasse d'un café, apaisé par la sécurité que m'offre un environnement bienveillant, amical, solidaire, qui favorise un tacite esprit de groupe : ici, soyez libres d'être vous-mêmes.


Je crois que c'est Hervé qui, le premier, a évoqué devant moi l'existence de cet espace "gay friendly". Hervé, militaire à la retraite, sept enfants je crois, de plusieurs lits. Il m'est impossible d'être vraiment à l'aise avec lui, il ne m'inspire pas une vive sympathie, mais il n'est pas malveillant pour autant. Il cache derrière son regard plissé et lubrique une solitude pathétique. Un jour il m'emmène promener sa chienne au bord de l'Arc. Malgré ses défauts et mon incapacité à me lier d'amitié, ce n'est pas un mauvais type avec moi. Lorsque, un soir, j'apprends sa mort, saloperie de sida, je cache mon émotion, à mon interlocuteur et à moi-même ; mais je me planque pour pleurer en silence. Je n'avais pas d'atomes crochus, mais ça me gonfle terriblement qu'il n'existe plus. Je n'imagine pas que se soit éteint son regard qui me dérangeait un peu.


Les premiers mois, je suis un client du Happy parfaitement solitaire mais satisfait. J'y lis beaucoup. J'observe, j'écoute. Puis des camaraderies se créent. On m'aborde, les discussions se croisent, ça drague un peu, beaucoup, on se fait des copains, et même des amis.


D'ailleurs, un soir d'automne (et ça fait une moitié de ma vie), une anecdote qui aurait pu tourner mal, et que j'ai relatée récemment ici même, m'y fait rencontrer un ami pour la vie. Pour toujours, cet endroit précis de la terrasse du Happy côté Weibel est associé à la naissance de cette amitié chère et précieuse.


On y prend des pichets avec Sébastien, en refusant de croire que l'un de ces pichets sera très prochainement le dernier, et que Sébastien laissera un jour sa chaise vide, Sébastien mort à son tour, encore saloperie de sida, son rire perché éteint, ses vacheries rendues au silence.


Les années passent, la patronne cède sa place, les garçons et filles de café tournent. Et quand une paire de parenthèses s'ouvre, et que je quitte Aix pour plusieurs années, ou que je me cloître sans sortir pendant des mois entiers, elle se referme pour me recracher inévitablement sur la place Richelme, dans le prolongement de la rue Vauvenargues, au croisement des rues Méjanes et Chabrier, ou dans le viseur de la fontaine-sanglier qui surveille les terrasses de son regard vert bronze. Et même les garçons de café qui pour certains sont pourtant partis reviennent aussi des années après.


L'idée ne me vient même pas que le Happy puisse ne pas me survivre. Je n'imagine pas un jour voir autre chose que son enseigne "Happy Days café" sur la façade entre deux âges qui fait face à l'ancienne halle aux grains. Et pourtant. Je ne pourrai plus hésiter à lui faire des infidélités, à balancer entre le Grillon et lui, ni me demander : plutôt sous les platanes ou sous les chauffages? - 22 octobre 2017.

Happy Days café, octobre 2017.

Le Petit Bistrot, décembre 2017.


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