Valco de Gamars

à Roger Walkowiak.

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C’était un décor d’apocalypse. Dans un terrifiant fracas, le ciel d’épouvante qui s’était gonflé d’une encre noirâtre et ourlé d’un inquiétant rouge saharien, s’est crevé, puis s’est déchiré au-dessus de ma tête. La voûte céleste tout entière s’est brisée, et toute l’eau qu’elle contenait, libérée, s’est déversée sur moi. Le rideau de pluie m’empêchait de voir plus loin que la roue avant, et le froid qui paralysait ma nuque maintenait ma tête penchée sur le guidon. Mon maillot trempé me collait à la peau. Mes doigts gelés dans leurs gants, devenus parfaitement insensibles, restaient rivés, totalement crispés, tétanisés, au guidon. La température avait dû chuter d’au moins dix degrés en une heure.

J’étais seul au monde. Aucune voiture, aucun cycliste, aucune maison. Pas un abri. Ma seule obligation immédiate était de tourner les jambes, jusqu’au prochain village. Mon sac à dos alourdissait mes épaules d’un litre d’eau toutes les dix minutes.

Jamais je n’avais roulé par un temps pareil. Jamais non plus je n’avais roulé dans ces régions. J’ignorais d’ailleurs tout bonnement où je pouvais me trouver. Perdu dans une montagne inattendue, plantée là comme par erreur, sous un déluge cauchemardeux, j’avais comme changé de monde. Ce qui m’entourait ne ressemblait à rien de connu ; d’ailleurs, il n’y avait rien autour de moi : de l’eau, des tonnes d’eau qui s’abattaient sur moi avec une violence indescriptible, martelant mon casque à m’en étourdir, transformant la route en voie fluviale. Aveuglé par les éclairs et la cascade de pluie, je découvrais à mesure que j’avançais la direction et l’inclinaison de la route, cherchant avant tout à ne pas basculer dans un ravin inopiné, au détour d’un virage impromptu.

Sentant soudain sous les roues de mon vélo la route s'élever, je me dressai sur les pédales, et jetai mes dernières forces dans l'ascension de cette pente invisible, lorsque le dérailleur eut la délicieuse fantaisie de casser sa pipe. La chaîne sauta. Le dérailleur avait éclaté.

Je n’avais plus guère la force que de claquer des dents. Ma montre noyée s’était arrêtée à quatre heures et demie. Et j’étais seul au monde.

Non, pas tout à fait ! Une lumière délavée m’indiquait que mon vélo avait choisi le bon endroit pour mourir : j’étais tout près d’une habitation. Je considérai ma bicyclette rompue par l’effort et le froid, gisant lamentablement le guidon dans la boue, le dérailleur anéanti. Elle semblait frémir, comme tremblant de froid, agonisante. Ou était-ce moi qui vacillais, les jambes flageolantes, les bras bleus, les doigts paralysés?

Un garage dressait sa vieille porte en bois devant moi, adossé à une petite maison aux volets verts, à travers lesquels filtrait la lumière que j’avais aperçue. Épuisé, je tentai de frapper la porte de la maison de la paume de la main, qu’au demeurant je ne sentais absolument plus. Mais l’engourdissement de mes muscles m’empêcha de donner à mes coups la vigueur nécessaire. J’envoyai alors ma tête contre la porte, la martelant du casque qui, bien entendu, protégeait mon crâne. Enfin, mes coups répétés eurent une réponse. Entre deux grondements de tonnerre, j’entendis qu’on vint.

La porte s’ouvrit, découvrant un vieil homme étonné. On eût dit qu’il n’avait jamais vu d’humain de sa vie. Ou de cycliste. Ou d’être vivant. Il me fit asseoir dans son fauteuil, au coin du feu, où il était probablement en train de lire son journal, posé encore sur l’accoudoir, à la page où j’avais interrompu sa lecture. Sans m’avoir rien dit, il sortit sous l’orage. Lorsqu’il fut de retour, il se rendit dans une autre pièce, d’où il revint après quelques minutes avec un potage bouillant.

- Tenez, buvez, cela va vous réchauffer.

- Vous êtes bien aimable, monsieur. Mon vélo et moi nous sommes perdus.

- J’ai mis votre vélo à l’abri, au garage. Il est malade : il est atteint au dérailleur. Je m’occuperai de lui demain.

- Vous êtes vétérinaire ?

Il prit une chaise et s’installa en face de moi. Il devait avoir soixante-quinze ou quatre-vingts ans, pensai-je, mais il était encore en bon état. L’œil était vif, la voix claire, le geste certain. Mon amphitryon était vaillant pour son âge. La silhouette mince et presque élancée, le bras encore tonique et musclé, le vieil homme avait de beaux restes. Le cheveu fin et blanc, un peu en désordre, était collé au front par la pluie. Son visage ridé mais étonnamment bronzé, serti entre deux grandes oreilles décollées, me souriait timidement.

- D’où venez-vous ? me demanda-t-il.

- Je suis parti de Digne ce matin.

- Et où alliez-vous ?

- Si je le savais ! J’avais prévu d’arriver à Aix-en-Provence ce soir, mais j’ai dû changer de monde en route. Jamais je n’ai vu un temps pareil.

- Vous faites le Tour de France ?

- C’est un peu ça. J’improvise une étape tous les jours. C’est un petit périple, pour mes vacances.

- « Petit », « petit », ce n’est déjà pas si mal. C’était votre première étape, aujourd’hui ?

- Non, je suis parti de Montluçon, la semaine dernière, dans l’Allier, où je vis.

- Donnez-moi votre sac.

- Quel sac ?

- Ce que vous avez dans le dos.

- Ah oui ! c’est mon seul bagage. Je crois que mes affaires sont trempées.

- Je vais vous donner de quoi vous changer. C’est peut-être un peu petit pour vous, mais ça vous vieillira.

- Vous me trouvez trop jeune ?

La pendule indiquait dix-huit heures dix. La lumière au plafond vacillait à cause de l’orage. Les murs tremblaient à chaque coup de tonnerre, ce qui faisait palpiter les cadres suspendus, qui claquaient contre les parois frémissantes. Au centre de la pièce, agréablement chauffée, se trouvait la grande table, où trônait un bouquet de lavande fraîchement coupée, témoin les parfums qu’il exhalait jusqu’à moi. Une immense bibliothèque, presque intimidante avec la faramineuse littérature dont elle me menaçait, me faisait face. Derrière moi, des vitrines abritaient des anges, des soldats de plomb et d’étain, des petits coureurs cyclistes, des montres de gousset, des cochons miniatures et toutes sortes d’autres babioles. Sur la cheminée, je reconnus la copie d’un Cézanne.

- C’est la Sainte-Victoire, fis-je, n’est-ce pas ?

 

Mon hôte me regarda d’un petit air amusé, et pour ainsi dire moqueur.

 

- Elle est loin ? continuai-je.

- La Sainte-Victoire ?

- Oui.

- Si la Sainte-Victoire est loin de nous ?

- Oui ! Ou sommes-nous loin d’elle, si vous préférez ?

- Où croyez-vous donc que vous êtes, jeune homme ?

- Alors, cette question ! Si j’en avais la moindre idée ! Le dernier panneau que j’ai eu le privilège de voir m’indiquait Pourrières, je crois. Je ne dois pas être très loin d’Aix-en-Provence.

- Moi non plus par conséquent.

- Je voulais dire nous, pardonnez-moi.

- C’était donc Pourrières quand ce fut la fin du monde ?

- C’est ça.

- Et malgré tout, vous cherchez la Sainte-Victoire ?

- Allez-vous cesser de me répondre par des questions !

- Mais nous y sommes, dans la Sainte-Victoire !

- Ici ?

- Bien sûr, vous ne pouvez pas en être plus près.

- Mais où sommes-nous ?

- A Gamars, à dix kilomètres d’Aix, au bas de la montagne. Ma maison s’est installée au bord de la montée de Saint-Antonin.

- C’est elle qui a poussé mon dérailleur au suicide. Gamars, vous dites ? C’est un village ?

- Pas même un hameau. Il n’y a guère que moi, et peut-être quelques âmes éparses. Par là, vous avez le Tholonet, puis c’est Aix.

- Et comment appelle-t-on un habitant de Gamars ?

- Un Valco.

- Quoi ?

- Valco, c’est mon nom. Je suis le seul, ici. L’habitant de Gamars, c’est moi, Valco.

- C’est amusant, il y a eu autrefois un champion cycliste qui s’appelait…

- Walkovissian, je sais, et que l’on surnommait Walko. Premier du Tour de France . . . 6. Mais mon nom s’écrit avec un V et un C, et c’est Valco tout court.

- Vous êtes amateur de vélo ! Personne ne sait ce genre de choses.

- Mais moi, je sais quand même comment s’écrit mon nom.

- Je suis moi-même passionné de cyclisme.

- J’avais pu comprendre cela. Vous savez, à Gamars, on aime le vélo.

- Vous en avez fait ?

- Pourquoi ce passé offensant ? Vous me trouvez trop vieux pour pédaler encore ?

- Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.

- Ne seriez-vous pas triste si, à mon âge, vous ne pouviez plus enfourcher votre vélo ?

- Vous roulez souvent ?

- Tous les jours. Que désirez-vous manger ce soir ?

- Mon Dieu, je ne voudrais pas vous importuner ! Je ne vous ai même pas remercié pour…

- Pas de formalités, jeune homme. Considérez-vous ici chez vous. Du lapin, et de la ratatouille, vous aimez ?

- Ça ira très bien, je vous remercie.

*

Le déluge continuait d’inonder la montagne, tandis que monsieur Valco s’inondait de côtes du Rhône. Son lapin était exquis. Le bruit de nos fourchettes tintant sur nos assiettes était couvert par le bruit de la pluie. De temps à autres, un épouvantable coup de tonnerre indiquait que la foudre n’était pas tombée très loin.

- Les orages sont impressionnants ici, fis-je en rompant le silence du dîner.

- Ils peuvent être très violents en effet. Les fins de septembre sont redoutables.

- Vous vivez seul ?

- Non, mon vélo dort dans le garage, il tient compagnie au vôtre, comme moi pour vous.

- Et vous allez à la ville parfois ?

- Insinueriez-vous que je suis trop rustique ? J’y vais pour m’approvisionner, bien entendu.

- Vous avez une voiture ?

- Non, un vélo, je viens de vous le dire.

- Vous tenez la forme !

- Vous avez bien roulé de Digne à Gamars, aujourd’hui, vous.

- Je voulais dire qu’il est rare de rencontrer des hommes qui, passé un certain âge… enfin…

- Vous allez finir par m’offenser ! Si vous pouvez faire Digne-Gamars, je peux bien le faire aussi ! Vous pensez bien que les dix kilomètres qui me séparent d’Aix ne m’impressionnent pas. Je vous rappelle que je fais quatre-vingts kilomètres chaque jour.

- Vous, monsieur Valco ?

- Pardi ! Je fais le tour de la montagne tous les jours. Au retour, en passant par Aix, je fais mes courses.

Mine de rien, monsieur Valco avait bu les trois quarts de la bouteille de côtes du Rhône à lui tout seul. Et son appétit se rapportait à sa soif. Il n’avait l’air de rien, comme ça, mais monsieur Valco mangeait comme quatre, buvait comme six, et roulait comme huit !

- Et vous avez toujours habité à Gamars ?

- Il y eut un temps où je devais beaucoup voyager.

- Que faisiez-vous ?

- Du spectacle.

- Ah oui ? Quel genre de spectacle ?

- Du spectacle qui plaît à beaucoup de gens.

- Du spectacle ambulant ?

- Nous allions de ville en ville.

- Vous devez bien connaître la France.

- J’en ai fait le tour, croyez-moi. J’ai sillonné toutes ses routes.

- Et qu’avez-vous préféré ?

- Paris. Le public parisien est le plus réconfortant à voir. Nous finissions toujours nos tournées par Paris.

- Et vous faisiez déjà du vélo ?

Il ne semblait plus m’écouter. Son regard songeur s’était perdu dans la nébulosité du vide. Après un long soupir, il se versa un verre de vin, qu’il but en deux gorgées, après quoi il finit la bouteille d’un trait. Ses joues, à peine rebondies, finement vergetées de rouge, et son nez presque purpurin sous la lumière du lustre, trahissaient un degré avancé d’éthylisme. Monsieur Valco était manifestement plus qu’un bon buveur. Son œil triste dissimulait mal une certaine mélancolie.

- Voulez-vous que j’en débouche une autre ?

- Ça ira, merci.

- Pour le fromage !

- Je m’en passerai, merci.

- Vous ne mangerez jamais de mon fromage sans boire de rouge ! Quel sacrilège !

 

Et la deuxième fut débouchée.

 

- C’est gargantuesque !

- A propos de Gargantua, savez-vous ce que c’est que "gammare" ?

- C’est le nom de votre village, vous me l’avez…

- Ah ! oui, Gamars… Mais le gammare est un crustacé !

- Ah ? Et y aurait-il un rapport avec le nom de votre village ?

- Pourquoi pas ? Le gammare est une crevette d’eau douce. La crevette est une vedette déchue. A ma manière, je suis une crevette d’eau douce.

Il me semblait bien que monsieur Valco avait dépassé la dose d’alcool recommandée. Il engloutit aisément une moitié de coulommiers. J’étais repu.

- Je vais vous montrer votre chambre, me dit-il. Mais si vous voulez regarder la télévision, vous pouvez venir dans la mienne.

- C’est gentil à vous, merci, je prendrai la chambre d’amis.

 

Il m’observa d’un air amusé.

 

- Mes vêtements ne vous vont pas si mal, je trouve, rit-il.

Nous montâmes à l’étage, où ma chambre faisait face à la sienne, à côté des toilettes. C’était une petite pièce, où entraient à peine un bahut breton, le lit et un charmant guéridon couvert de marbre.

- Je vous remercie infiniment, monsieur Valco…

- Pas de "monsieur Valco" entre nous, appelez-moi Pierre.

- Mon Dieu, je ne me suis même pas présenté, vous hébergez un inconnu, je m’appelle Raphaël.

- Comme Géminiani!

- Oui, c’est à lui que je dois mon prénom.

- Un beau champion.

- Qui aurait pu gagner le Tour de France si Gaul n’avait pas…

- Oui, nous en reparlerons plus tard, Raphaël, nous sommes fatigués. Passez une bonne nuit.

Je fus un peu surpris de ce petit mouvement d’humeur. Je n’eus pas le temps de lui souhaiter une bonne nuit, il avait déjà refermé devant moi la porte de sa chambre.

 

Quel singulier personnage que ce monsieur Valco! pensai-je, en me précipitant dans le lit. Il est assez folklorique dans son genre, continuai-je. En fin de compte, c’était un ermite, cet homme-là, avec l’ascétisme en moins. Un anachorète pantagruélique. Posé à flanc de montagne, perdu au milieu des orages, mon petit bonhomme noyait sa nostalgie dans le vin et le déluge, et tuait l’ennui par le vélo. Valco de Gamars! Pittoresque, certes, mais du reste, adorable. Le genre d’homme simple, à la gentillesse humble et spontanée, serviable et sans chichi. Bonne nuit, Monsieur Valco…

 

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