L'amant de mon vélo

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C’était le voisin du dessus. Je l’avais invité à prendre l’apéritif, après qu’il m’eut lui-même convié chez lui la veille, pour me souhaiter la bienvenue. Basile Honorin était un homme d’une trentaine d’années, comme moi, très civil, très gentil, dont j’avais apprécié le courtois geste d’accueil. Son visage, quoique trahissant une certaine rusticité d’esprit, était toujours souriant ; ses yeux, bien qu'inquisiteurs, témoignaient d’une sincère bienveillance. Il s’était soigneusement coiffé, et portait la cravate – tout cela pour moi.

- Basile, bonsoir, entrez, je vous en prie.

- Bonsoir Félix, je ne suis pas venu trop tôt ?

- Mais non, entrez donc !

- Je dis cela, fit-il en s’avançant dans l’entrée, parce que j’arrive souvent un peu tôt aux rendez-vous, à cause de ma peur, vous comprenez, d’être en retard.

- C’est tout à votre honneur, le salon est par ici. Comme chez vous, d’ailleurs. Vous connaissez déjà le plan de l’appartement !

- C’est très gentil, chez vous. Vous en êtes content ?

- Pour l’instant, je n’ai pas de raison de m’en plaindre. Assoyez-vous, je vous en prie.

- Merci. Chez moi, vous savez, je n’ai jamais eu de problème. Sauf une fois, il y a la lessiveuse du monsieur au-dessus de chez moi qui a inondé ma salle de bains. Mais vous n’avez rien à craindre de moi car, pour ma part, je n’en ai pas, rit-il timidement.

- Vous portez votre linge au pressing ?

- Non, je le lave à la main, dans la baignoire, c’est un peu fatigant, pour les bras, surtout l’essorage, voyez-vous.

- Vous n’en achèterez pas ?

- Quoi donc ?

- Une machine à laver !

- Pensez-vous ! Ça n’est pas demain la veille ! Mais j’ai pris l’habitude, vous savez. J’ai un peu mal aux bras, mais au moins, ça les muscle !

- Vous pourrez venir utiliser la mienne, lorsqu’ils seront trop endoloris, si vous voulez.

- C’est vrai ? Vous me gênez, Félix.

- Non, non, c’est avec plaisir, n’hésitez pas.

- C’est vrai que ça m’épargnera bien de la peine. C’est très gentil à vous.

- Que prendrez-vous ? demandai-je, alors que je tenais depuis cinq minutes une bouteille de martini dans la main gauche et une de whisky dans la droite.

- Un porto, s’il vous plaît, merci. Vous avez une sacrée bibliothèque, dites-moi ! Ah ? Vous avez un chat ? Il est mignon.

- Oui, très affectueux.

- Et comment s’appelle-t-il ?

Je devins rouge comme une pivoine. La bouteille de porto se mit à trembler dans ma main. Dans un demi-rire un peu gêné, je bredouillai :

- Vous n’allez pas me croire. N’y voyez surtout rien d’infamant, mais mon chat s’appelle Basile.

- Comme moi ! s’écria-t-il ravi. Ça alors, c’est amusant, parce que figurez-vous que le chat de ma mère s’appelle Félix !

- C’est original.

- Comme vous !

- J’avais fait le rapprochement, oui.

- Mais il est complètement abruti, voyez-vous. Ma mère a acheté des coussins noir et blanc assortis à lui, et cet imbécile les prend comme des chattes !

- C’est idiot en effet.

- D’autant plus qu’il est castré, alors je ne comprends pas très bien l’intérêt.

- Mon Basile, en revanche, est remarquablement intelligent.

- Il a de qui tenir !

- Vous me flattez.

- Non, je parlais de moi. A cause du prénom.

- Au temps pour moi.

- J’aime bien les chats. Si vous partez en vacances, je viendrai volontiers nourrir le vôtre.

- Basile vous en est déjà reconnaissant. Vous-même avez eu des chats ?

- Non, mais j’ai eu un cochon d’Inde. C’était celui de l’ancien concierge, que j’ai reçu à sa mort, c’était un bon ami. Il s’est électrocuté.

- Aïe ! Quelle horreur ! Je suis désolé.

- Ah ! oui, avec les rongeurs, c’est terrible, ça.

- J’avais mal compris. Votre ami ne s’est pas électrocuté, lui ?

- Non ! Rupture d’anévrisme, un matin, dans son bol de céréales. Ça l’a foudroyé, comme ça. Moi, j’ai recueilli le cochon d’Inde. Et puis, paf ! Mais c’était mieux ainsi, car, voyez-vous, il était cul-de-jatte, pour ainsi dire.

- Attendez, le concierge ou le cochon d’Inde ?

- Le cochon d’Inde ! C’est le teckel de ma sœur, un jour qu’ils étaient venus dîner, qui lui a coupé les pattes. Il a couiné tellement fort, le malheureux, que la sourde du cinquième a failli appeler la police.

- Il était en liberté dans l’appartement ?

- Oh ! oui, il grognait lorsqu’on l’attachait.

- Non, je parle du cochon d’Inde.

- Oui, moi aussi. Félix, ma puce ! viens voir tonton !

- Non, lui, c’est Basile.

-Oh ! pardon. C’est à cause du chat de ma mère.

-J’entends bien.

-Vous êtes sportif ?

- Plutôt. Pourquoi me demandez-vous cela ?

- C’est-à-dire que j’observe votre vélo d’appartement depuis tout à l’heure, fit-il en désignant l’appareil d’un coup de menton. Je faisais beaucoup de vélo, voyez-vous. Vous en faites aussi en extérieur ?

- Oui, beaucoup. J’utilise celui-ci les jours de pluie ou de grand froid.

- Ah ! ça c’est bien, alors ! J’aimerais continuer d’en faire, vous savez, mais je n’ai plus de vélo. Moi aussi, j’en avais un d’appartement, autrefois, je me régalais, j’en faisais tous les jours !

- C’est efficace pour maintenir la forme.

- Le vôtre a l’air rudement sophistiqué, dites-donc, c’est fou comme les choses se modernisent.

- Il a une belle silhouette n’est-ce pas ?

- Il est très fin.

- Et absolument silencieux. Il est aéro-magnétique.

- Arrêtez, je ne tiens plus !

- Essayez-le, si vous voulez !

- Je peux ?

- Bien sûr. Faites.

Basile retroussa ses manches et, prenant un air inspiré tout à fait inadéquat pour l’exercice, enfourcha l’appareil.

- Comme on est bien, dessus !

- C’est étudié pour. C’est extrêmement confortable.

Emerveillé, et un peu dépassé par la technologie, Basile glissa ses pieds dans les cales et me regarda :

- Et à présent, qu’est-ce que je fais ?

- Eh bien ! pédalez !

- Comme cela ? fit-il en commençant de pousser sur les pédales.

- Oui, voilà, en tournant les jambes. Comme sur un vélo traditionnel, en somme, répondis-je un peu perplexe.

- Quelle fluidité !

- C’est agréable, n’est-ce pas ? Pour accentuer la résistance au pédalage, vous tournez les crans, ici.

- Ça ne fait aucun bruit.

- Non. On peut même regarder la télévision ou écouter la radio en même temps.

- C’est fantastique ! J’y passerais des heures !

- Continuez, si ça vous plaît.

Tout en pédalant, Basile dénoua sa cravate et déboutonna le haut de sa chemise. Son ravissement faisait plaisir à voir. Un peu essoufflé, il finit par dire :

- Ça ne vous dérange pas que j’en fasse encore un peu ?

- Pas du tout, ça me fait plaisir.

- C’est vrai ? Alors, surtout, ne faites pas attention à moi.

- Bon, je vous laisse à votre effort, alors.

- Vous pouvez donc allumer la télévision ?

- Comment ça ?

- Je ne vous empêcherai pas de l’écouter. Vous pourriez l’allumer, et nous l’écouterions tous les deux, sans même entendre que je fais du vélo dans votre salon !

- C’est exact.

- Vous ne l’allumez pas ?

- Heu… si si, j’allais le faire.

J’ouvris donc le poste et m’installai dans la canapé, tandis que Basile pédalait. J’entendais à peine sa respiration un peu rapide : certes non, Basile ne faisait pas de bruit, mais il était tout de même dans mon salon ! Sans relâche, en montant doucement les niveaux de difficulté, il pédala pendant une heure et demie. Ainsi, mon voisin et moi regardâmes ensemble le film du soir. Au moment du générique de fin, Basile cessa soudain de tourner les jambes et descendit de vélo.

- Quelle forme je tiens ! C’est rudement bon, votre appareil, Félix ! C’est très chouette.

- Je suis content que ça vous plaise.

- Je vais vous laisser. Ça ne vous dérange vraiment pas que je revienne en faire de temps en temps ?

Mes mains se crispèrent dans mes poches. Je dus avaler de travers. J’essayai de sourire :

- Mais pas du tout, c’est avec plaisir.

- Vous êtes vraiment très gentil. Je vous remercie pour l’apéritif.

Je raccompagnai Basile. En refermant la porte derrière lui, je me fis la remarque que j’en avais oublié de dîner !

 

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