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Le cérémonial des cadeaux

Quelque part entre 1991 et 1993, j’ai donc entre 8 et 10 ans. Nous avons quitté Martigues pour Aix depuis l’été 91, nous occupons cet immense appartement du Pigonnet, avec jardin, double séjour, 4 chambres, dressing et véranda, que nous serons obligés de quitter rapidement parce que mes parents avaient visé trop haut. Je ne comprends pas encore très bien qu’ils ne forment plus un couple. Mon père est souvent en déplacement, et pour le travail il fait de fréquents voyages à Paris et à La Réunion, où il s’installera plus tard, définitivement. Mon frère vit encore avec nous.


Ce soir, mon père revient d’un de ces interminables voyages, alors je suis autorisé à veiller, tard, pour l’attendre. Le temps s’écoule lentement, le film du soir est maintenant terminé depuis longtemps. A la nuit noire qui pèse sur la ville s’opposent les lumières crues des plafonniers du double séjour. Je n’aime pas ces hectowatts de lumière artificielle qui se réverbèrent sur les murs blancs. Mon frère est dans sa chambre, ma mère lit sur le canapé. On entend la trotteuse de l’horloge de la cuisine, elle fait un cloc cloc un peu rauque. On est dans ces heures d’après minuit qu’en principe je ne connais que par le sommeil, j’ai les yeux lourds. Mon père devrait avoir atterri, il est sûrement dans un taxi, et quand il sera là, il aura des cadeaux pour moi, comme toujours. Régulièrement je contrôle l’heure, j’ai l’impression que cinq minutes chaque fois sont passées mais l’horloge digitale du magnétoscope me dément formellement, ça ne fait qu’une petite minute que je lui ai jeté mon dernier coup d’œil.


Et soudain, enfin, un bruit dans la serrure de la porte d’entrée, mon coeur bondit. Il entre, chargé de ses valises. J’emplis l’appartement de ma joie. Le premier contact avec mon père est un pur bonheur. Très vite, pour me récompenser de cette longue attente à travers les heures molles de la nuit, avant même d’avoir pris le temps de se poser un peu, mon père procède au cérémonial des cadeaux. Il pose une valise sur le rebord du lit de la chambre parentale. Parmi les cadeaux, il y aura, forcément, comme toujours, une boîte de Lego. C’est ce qu’il y a de meilleur au monde. Chaque nouvelle boîte, aussi petite soit-elle, ajoute de nouvelles briquettes, de nouveaux accessoires, de nouveaux bonshommes au petit univers que j’élabore sur la moquette de ma chambre.


Chaque petit cadeau m’arrache des cris de joie, légèrement exagérés, un peu surjoués mais parfaitement sincères : j’ai toujours peur qu’on ne me croie pas heureux de mes surprises, alors j’exprime ma joie de façon visible.


Je me saisis de la boîte de Lego. C’est un petit véhicule lunaire blanc, monoplace, muni de deux bras terminés par des pinces pour l’exploration. Un cockpit bleu se referme sur le pilote qui sourit sous son casque, dans sa combinaison jaune. Deux phares rouges dirigeables, un de chaque côté de l’appareil. Et deux flèches jaunes sur les bras articulés. Je l’ai déjà. Il peut arriver que mon père m’offre un Lego en double. Mais ce n’est pas grave. Il pourrait me les offrir en triple ou quintuple, ma joie serait toujours la même. Il me demande si je ne l’ai pas déjà, celui-ci. Je mens. Non, non. Et je brandis ma boîte comme un trophée. J’ai menti pour ne pas lui faire de peine. Et je ne veux pas qu’il en ait, car rien ne peut atténuer le bonheur que j’ai à recevoir mon vaisseau lunaire.

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