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Un pur-sang dans un vestiaire

Milieu des années 90, je dois être en 6e ou en 5e. Mes parents achètent un petit poste de radio pour le salon, c’est pour ma mère. Il comporte aussi un lecteur de CD et un lecteur de cassettes. Je suis vivement intéressée par la perspective de cette acquisition. Mon père dit que ça ne coûte pas grand-chose, ce n’est qu’un appareil d’appoint, rien à voir avec la chaîne haute-fidélité qu’il utilisait pour écouter les symphonies de Beethoven. Il a l’idée de l’acheter en double : le deuxième sera pour ma chambre! Rien que pour moi...


Chez moi, je peux m’amuser à tourner la mollette et changer de station, à passer des courtes aux longues fréquences. Ce n’est pas la première fois que la technologie s’introduit dans ma chambre car mon père, qui avait été parmi les premiers particuliers à s’en procurer un, m’avait fait don de son premier ordinateur personnel Macintosh au moment de s’en prendre un nouveau.
Quelques jours après, il revient avec une cassette achetée spécialement pour moi. D’habitude il n’achète que des CD, pour lui (des "disques compacts", comme il dit, de musique classique) : le compartiment des cassettes n’accueille chez nous que des cassettes vierges quand on veut enregistrer des chansons qui passent à la radio.


Il veut me faire écouter d’abord un titre en particulier, alors il tâtonne avec les boutons d’avance et de recul, puis la voix se libère enfin : "Coiffé d’un large sombrero, vêtu d’une veste à carreaux, et chaussé de bottes légères..." Je fais connaissance avec Charles Trenet. Mon père me dit : "Écoute ces paroles, c’est très drôle et très beau. Il n’y a que lui pour chanter des choses pareilles." Son enthousiasme s’incruste en moi. "Monsieur, monsieur, vous oubliez votre cheval ! Ne le laissez pas ici, cet animal, il y serait vraiment trop mal!" La chanson me subjugue, je visualise le pur-sang dans le vestiaire de la discothèque et le bonhomme qui l’y oublie.


Mon père en cherche une autre et voilà que des canards parlent anglais dans un jardin extraordinaire. Dans une autre, la Tour Eiffel saute la Seine à pieds joints. C’est la deuxième fois que mon père me fait partager une chose qu’il aime depuis longtemps dans sa vie, qu’il aime depuis avant moi ; c’est la deuxième fois qu’il essaie de me communiquer ses vibrations, alors comme la première fois, je les attrape, ces vibrations, et je leur donne l’immense élan nécessaire pour qu’elles se répercutent à jamais, sans finir, sur les parois de mon intériorité.

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