À partir de 1994 environ. Depuis peu on loue un
appartement, quartier Saint-Jérôme, très correct, mais dont le standing est franchement inférieur à celui qu’on a occupé pendant 3 ans au Pigonnet. Fini le jardin, le dressing, le doubler séjour,
les chambres plus nombreuses que d’habitants. Je n’y suis pas mal, j’aime bien ma chambre, entre celle de ma mère et celle de mon frère. Sur la moquette, quand je
ne joue pas aux Lego, j’accomplis des Tours de France, avec un parcours fait d’immenses feuilles bristol millimétrées de la papèterie Michel, scotchées bout à bout, dix petits chevaux numérotés
en guise de coureurs, et des dés de force pour les faire avancer en fonction de leurs qualités et du relief des étapes. Les cols sont matérialisés par des lignes de couleurs. Chaque dada
correspond à un vrai champion cycliste : Miguel Indurain, Claudio Chiappucci, Gianni Bugno, Marco Pantani, ..., et mon idole : Tony Rominger. Comme Rominger ne parvient jamais à gagner le Tour
dans la réalité, j’ai l’espoir qu’un jour il le gagne dans ma fiction domestique . Mais on ne triche pas! Les dés sont souverains.
Au début, comme notre père l’avait fait pour lui, c’est mon frère qui planifie les 21 étapes en choisissant leur longueur et les côtes et cols qui jalonneront le parcours. La plupart du temps,
c’est : prologue en 3 à 5 coups de dés, une huitaine d’étapes de plaine entrecoupées d’un beau gros contre-la-montre, trois étapes de haute montagne, deux-trois étapes de transition, trois
nouvelles étapes de montagne, une ou deux étapes de plaine, le gros contre-la-montre décisif, et l’étape de plaine finale. C’est aussi mon frère, au début, qui choisit les 10 coureurs et leur
attribue les dés de force en fonction du terrain : de 1 à 4 dés noirs pour les centimètres (le dé le plus fort l’emporte, si bien que le coureur doté de 4 dés a plus de chances de faire un 6 que
celui qui n’en a qu’1), et 1 dé rouge pour les millimètres.
Un centimètre du parcours représente un kilomètre de la réalité : mes étapes font jusqu’à 280 centimètres, à faire parcourir à 10 coureurs, à raison d’un plafond de 6,6 cm par coup de dé. Chacune
de mes étapes me prend plusieurs heures. Je réalise plusieurs Tours de France chaque été : des centaines d’heures accroupi sur la moquette! Des cahiers entiers remplis de mes étapes et de mes
classements généraux. C’est que, après chaque étape, il faut mesurer les écarts et calculer le nouveau classement, vérifier plusieurs fois : un instant de réelle excitation.
Peu à peu j’introduis de nouvelles règles, parfois sur l’idée de mon frère, puis je deviens totalement autonome. Il y aura les bonifications en temps, les sprints intermédiaires, le deuxième dé
de couleur attribué au porteur du maillot jaune pour l’effet de « sublimation », et même le risque d’abandon, dont personne n’est préservé, pas même le porteur du maillot jaune. Plus tard je
ferai éclater le quota de 10 coureurs, et j’irai jusqu’à 18, obligé pour cela de prendre des cahiers grand format.
Et puis un jour, le meilleur : ma littérature de jeune adolescent étant l’archive cycliste (les ouvrages de Pierre Chany et les vieux Miroir-Sprint), j’apprends tout des qualités d’Anquetil,
Rivière, Gaul, Darrigade, Bahamontés, Géminiani..., jusqu’à concocter moi-même les fiches de puissance. Je programme les étapes à la façon des années 50-60, je restaure les règles abandonnées
depuis longtemps (une minute de bonif’ au vainqueur de l’étape, énorme!), je choisis des grimpeurs, des rouleurs et même des sprinteurs de l’enfance de mon père : la nostalgie par
procuration!
En faisant avancer mes coureurs, je joue au speaker radio et commente l’étape. Et pour ne pas gêner les voisins du dessous, malgré la moquette, je jette les dés sur un petit carré de tapis épais.
Lorsque ma mère entre dans ma chambre et me sollicite, je lui lance « Je finis ce coup » : il faut bien sûr que les 10 coureurs aient joué leur coup de dé avant que je gèle l’étape, pour ne pas
m’embrouiller à mon retour. Puis je demande à ce que personne n’entre dans ma chambre en prévenant qu’il y a une étape en cours : si un seul petit coureur est renversé, perdant sa position exacte
sur le parcours, je suis bon pour tout recommencer!
Un seul cahier me reste de ces centaines d’heures, le dernier probablement, un cahier de brouillon vert de 96 pages (celui de la photo).
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