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Je reconnais juste le tréma

1988, moyenne section de maternelle. Mme Bramcote (j’ai anagrammé le vrai nom) me terrifie. Elle est dure et froide, et je suis incapable d’émettre un son devant elle, ce qui l’exaspère au plus haut point. Je suis "fermé comme une huître", ainsi que je l’entendrai plusieurs fois pendant ma scolarité - cette formule sera reprise par ma prof principale de Seconde devant ma mère qu’elle aura convoquée, ce qui me donnera un sacré coup de gourdin sur la truffe, en plus de me vexer, moi qui croyais au contraire être bigrement plus ouvert qu’à la maternelle et surtout, à 16 ans, libre de la mettre en veilleuse sans qu’on le rapporte à mes parents, bordel.


À 5 ans, nous savons toutes et tous reconnaître notre prénom, nous l’identifions plusieurs fois par jour en capitales d’imprimerie (en "lettres bâtons", comme on dit), sur le portemanteau, sur le bavoir, sur le casier, sur les étiquettes... Pour ma part, c’est fluctuant. Je reconnais le tréma sur le dernier E de RAPHAËL, mais il n’y est pas toujours, et puis je reconnais bien plus facilement TITI. Or en dehors de l’école je ne suis jamais Raphaël, toujours Titi. "Raphaël" est réservé à la maîtresse, ou à ma mère quand elle est en colère : je ne l’entends que sur le ton de la glaciation.


Quand les adultes parlent, ça ne me concerne pas. A fortiori quand ils ne s’adressent pas directement à moi. Tout ce qui est adressé au collectif me passe à travers, je suis comme une transparence. Alors le jour où les maîtresses nous disent que sur les grandes tables du hall de l’école sont posées des enveloppes aux noms de tous les élèves inscrits à la cantine, et que chacun de nous devra récupérer la sienne, je n’entends ou ne comprends pas la consigne. Je me souviens précisément de ces enveloppes dispersées sur les tables, dont le nombre diminue au fil du lundi et du mardi. Elles me sont parfaitement indifférentes, juste un élément de plus dans ce quotidien peu amical. Le mardi soir, il reste une enveloppe.


Le jeudi matin, après le mercredi chômé, ma maîtresse est furieuse : je n’ai pas ramassé l’enveloppe à mon nom, mes parents ne sont donc pas prévenus que la cantine ne fonctionnera pas ce midi. Et ils sont injoignables. Je suis complètement idiot, c’est pas possible un gamin comme ça! Elle me montre l’enveloppe, la prend et la repose plusieurs fois, me la brandit sous le nez en contenant ses cris. C’est pas compliqué, dit-elle, "tu ne sais pas lire ton nom ou quoi?" Je suis pétrifié. Elle s’agite dans le hall, excédée, me tourne le dos en me laissant planté. Mais il y a madame Branès (anagramme aussi), la maîtresse de grande section, qui m’aime bien, elle est toujours prévenante avec moi, elle me parle parfois, elle dit mon prénom avec douceur, elle me rassure quelquefois en témoignant sa joie de m’avoir bientôt dans sa classe, Mme Branès est si gentille avec moi. Elle essaie de calmer Mme Bramcote, elle lui répète que ce n’est pas de ma faute, que je suis très, très, très timide, et comme elle voit que je m’apprête à me répandre en larmes, elle me console et dément ce que clame sa consœur : je ne suis pas idiot.


À 11h30, tous les enfants quittent l’école, même les demi-pensionnaires, sauf moi : bien sûr ma mère n’est pas venue, elle ne sait pas que la cantine est fermée. Mme Bramcote semble me mépriser, d’autant plus fort que Mme Branès, toujours aussi gentille, lui dit devant moi qu’il n’y a rien de grave et qu’elle va m’emmener manger avec elle (ce qui est formellement interdit, naturellement, je n’en prendrai conscience que bien plus tard).


Je monte dans son auto, entre dans sa maison, elle me parle, m’installe à sa table, m’entoure de douceurs. C’est bien mieux qu’à la cantine.


Mme Bramcote, quant à elle, convoque mes deux parents, pour les informer de ce qui s’est produit : le lendemain ou la semaine suivante, ma mère, mon père, elle et moi sommes réunis devant la table et l’enveloppe fatales. Ses mots sont si durs, si répétitifs, si martelants, que pour la première fois je vois mon père s’emporter et lui intimer l’ordre de cesser de parler de moi en ces termes.

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