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Histoire de mon kidnapping

[Cette anecdote est relatée, d'une manière similaire, dans mon livre Sans plus retenir (éditions Favre, 2019.)]

 

Aux alentours de 1989. Il habite au n°1 de la résidence et il m’a kidnappé quand j’avais 6 ans. Oh! Pas le kidnapping qui passe à la télé. Pas ce que les grands appellent un kidnapping en vérité, mais dans ma petite tête, à l’époque, je ne vois pas de différence.


C’est un sale type d’environ 17 ans, un ultra-territorial, qui fait régner sa loi à l’intérieur de ce qu’il considère comme son terrain. Il a ses têtes de turc, comme le meilleur ami de mon frère, il martyrise les petits et terrorise les grands. Les adultes le redoutent, car c’est un sanguin, un costaud au crâne rasé, qui cogne au besoin et s’amuse à mettre le feu aux voitures dans le parking souterrain. On parle de skin-head. Ce bonhomme, il est fort comme un bœuf.


Est-ce parce que je jouais devant son immeuble, sur son territoire, est-ce pour faire maronner mon grand frère qui a 15 ans, est-ce juste pour s’amuser? Ce jour-là il m’attrape dans le parc et m’emmène dans le hall de son immeuble ; mon frère le poursuit. Ses gros bras me contiennent totalement, il me serre sans forcer, mes pieds ne touchent pas le sol. Il arrive devant l’ascenseur et intime l’ordre à mon frère de ne plus faire un pas. Je pleure. Je vois mon frère, à l’autre bout du hall, sur la défensive, un pied en avant, qui tend le bras vers nous, et qui lui demande de se calmer, de me relâcher. Je crois qu’il dit : "rends-le-moi." Mais l’autre s’amuse et annonce qu’il va m’emmener sur le toit de l’immeuble. À ce moment de l’histoire, j’ignore que c’est une habitude qu’il a, qu’on lui connaît ici, de monter sur le toit par la trappe du dernier étage. Alors dans mon esprit, parce que je ne vois aucune autre raison valable de m’emmener sur le toit, sa menace équivaut strictement à : "je vais le jeter du haut du toit." Pour quoi d’autre, sinon? Ce n’est qu’après de très longues années que j’ai compris que c’était du flan, que non seulement il ne m’aurait jamais balancé du haut de l’immeuble, mais qu’il ne m’aurait jamais emmené sur le toit, qu’il savait depuis le début qu’il me laisserait filer après m’avoir fait prendre mon bain de terreur. Parce que sur ce coup-là non plus, on ne m’en a jamais reparlé. Le "kidnapping" a été jeté aux oubliettes, et j’ai grandi comme ça, avec l’idée que c’était une péripétie ordinaire de petit garçon, de se faire enlever, transporter sur le toit et lancer comme un avion en papier, d’être l’objet d’une négociation, d’un bout à l’autre d’un hall d’immeuble.

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