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1er mai 1994, Ayrton Senna

1er mai 1994, Ayrton Senna. La mort par suicide, exactement un an plus tôt, de Pierre Bérégovoy, m’avait beaucoup choqué. Mes parents l’aimaient bien, il était ce reliquat de la gauche dans laquelle ils avaient cru, fougueusement, en votant Mitterrand en 1981. Une balle dans la tête. Je jouais, seul, dans le salon, 10 ans, près de mes parents qui discutaient avec une amie de la famille. Mon grand frère, 20 ans, sorti de sa chambre, était apparu comme un fantôme et avait prononcé ses mots qui s’étaient aussitôt incrustés dans ma mémoire: "Bérégovoy vient de se tirer une balle dans la tête." Ce qui m’avait instantanément frappé relevait d’un triple élan mortifère : l’émotion fugitive sur le visage de mon frère, que je connaissais plutôt impassible, limite de marbre ; celle, collective, de ma mère, mon père et Nicole, cristallisée par un semi-mouvement de stupeur tous trois enfoncés dans le canapé et le fauteuil, accompagné d’une espèce de cri étouffé (ce serait plutôt au cri d’être accompagné d’un semi-mouvement, mais je préfère laisser ainsi) ; et ma propre émotion, parce que j’apprenais la mort (croyais-je, mais ce n’était pas encore exact, il mourrait plus tard, épilogue d’une soirée parfaitement pathétique) d’un homme qu’on aimait sans le connaître, dont le visage bonhomme et bienveillant m’inspirait une réelle sympathie, et dont, aussi, la fin spectaculaire m’évoquait aussitôt, immédiatement, une réplique de la mort de notre petite voisine, deux ans plus tôt, tombée du balcon sur l’esplanade de béton rose, sous mes yeux.

 

La fillette était tombée sur la tête, et cette balle dans un crâne me renvoyait brutalement à cette vision. Un lien invisible chaîne désormais la tragédie de l’esplanade rose à la date du muguet. Ce 1er mai 1994 est donc un jour férié enveloppé d’un halo macabre. Ce jour des travailleurs et du muguet, je l’associe à la mort de cet homme-nounours et, donc, à la mort de la petite fille, dont on n’a jamais reparlé, jamais. 1994. Je joue, comme d’habitude, à mes petits jeux solitaires d’enfant dont je suis friand. Si à la maison on est par-dessus tout passionné de Tour de France, la Formule 1 à la sauce Prost & Senna suscite aussi l’engouement. C’est l’époque où les grand prix rassemblent devant la télé bien davantage les familles qu’aujourd’hui. Prost et Senna, c’est un peu comme Anquetil et Poulidor, LeMond et Fignon, Indurain et Rominger en cyclisme. Le lien invisible se tend un peu plus, en un tour d’écrou brusque et violent. J’ai 11 ans et se forme en moi la pseudo-certitude que le 1er mai est le jour où l’on voit les gens mourir en direct. Sur la piste d’Imola, on désincarcère Ayrton Senna, le mythe vivant, déjà mort mais qu’on fait croire encore en vie. Les images s’incrustent en moi comme le visage et les mots de mon frère un an plus tôt, comme les cris des parents de la petite fille trois ans plus tôt à Martigues, comme l’image de ce petit corps désarticulé sur l’esplanade rose. Par flux et reflux mes reviennent les images de cette hantise.

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