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Bogdan

Je ne sais plus si c’était avant ou après le séjour en clinique. Ma temporalité est en vrac. Nous remontions la rue Jacques-de-La-Roque, l’ami Guillaume et moi. Minuit passé, je pense.

 

Parvenus à la placette sans nom sertie entre le périph et la rue des Menudières, nous tombâmes sur les cris affolés du gérant de la petit alimentation ouverte la nuit.

« Polonais! Putain, non, Polonais, me fais pas ça! » sanglotait-il en s’agitant en tous sens. Et sur le pavé, au pied d’un banc : un homme en position fœtale. Malgré son style de caïd à peine rangé des voitures, le commerçant se laissait déborder par les larmes et l’émotion. Infichu qu’il était d’aligner trois mots aux secours qu’il avait au bout du fil, il me confia sans rechigner son portable, s’en remettant tout à moi pour rendre compte au 18 d’une situation dont mon pote et moi ne connaissions rien.

 

Guillaume tranquillisait le marchand pantelant tandis que, agenouillé auprès du gisant, je tentais de développer au pied levé, en gardant le débit le plus calme possible : « Je suis un passant, je prends le téléphone de l’homme qui vous appelle, je découvre à l’instant la scène suivante, que je vous décris. Je me trouve au croisement de l’avenue Pasteur, du boulevard Aristide-Briand et de la rue Jacques-de-La-Roque. Un homme est semi-conscient, au sol, je pense qu’il s’agit d’un SDF, je sens qu’il est alcoolisé, il gémit et semble souffrir terriblement. Il ne répond pas à mes sollicitations, mais il crie quand je touche sa jambe. On dirait qu’il a une fracture ouverte, et je me demande sil n’a pas reçu un coup à la tête. La personne qui vous a appelé est en état de choc et n’est pas en mesure de me donner des détails sur ce qui s’est produit. »

 

Polonais, ainsi que le surnommait l’épicier, se prénommait Bogdan : un passant nous en informa.

Bogdan fut embarqué dans le fourgon des pompiers.

 

Une nuit de cette semaine, imbibé de sauvignon, de crémant à la liqueur de rose et de champagne, repassant au même endroit, j’ai avisé le gérant de l’alimentation qui écoutait de la musique sur le seuil de son commerce. Comme je n’ai plus guère de filtre, j’ai dansé vers lui, au rythme de la chanson que son portable répandait sur le boulevard. Alors que je chouinais minablement encore dix minutes plus tôt, je me suis flanqué un grand sourire sur la bobine et lui ai lancé :

« Hé, tu ne te souviens sûrement pas de moi! Le soir où ton ami, Polonais…

— Mais oui!

— J’ai su qu’il s’appelait Bogdan. »

L’épicier a baissé les yeux.

« Il est décédé. Décédé… », a-t-il murmuré en réprimant un sanglot.

Mon sourire débile s’est effacé. 

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