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La madeleinière

À Aix, les « Madeleines Christophe » sont très réputées, au point qu’une longue file d’attente s’étire parfois dans la rue Saporta. Il arrive qu’on doive patienter une heure, enivré par les irrésistibles effluves qu’exhale l’arrière-boutique. Et quand c’est bientôt votre tour, les vendeuses dévalisées par les gourmands qui vous précédaient avertissent parfois : « Plus que dix madeleines! La prochaine fournée sera disponible dans 45 minutes! » La file se disperse, maugréant, mais les plus têtus persistent, surtout quand ils sont venus de loin, se consolant d’avoir gagné quelques places grâce aux désistements.

 

Il y a quelques mois de cela, je m’ajoute à la colonne interminable qui stagne devant l’atelier Christophe. Le couple devant moi m’informe qu’il y devrait y avoir une bonne heure d’attente.

 

Une heure plus tard : « Dernières madeleines! Prochaine fournée dans une heure! Seulement au citron! » Le couple devant moi emporte sa boîte comme un trésor, et je bute sur un étal vide. J’y suis, j’y reste. J’attendrai. Derrière moi, de nombreux déçus abandonnent. Mais le vieux monsieur qui me suit m’imite, m’expliquant qu’il a fait le déplacement tout exprès depuis un village voisin. Il ne partira pas sans ses madeleines, dussent-elles n’être qu’au citron.

 

Évidemment, ceux qui ont passé une commande la veille ou le matin ont droit au coupe-file : leurs boîtes sont déjà prêtes pour l’heure prévue. Je suis là depuis deux heures lorsqu’un jeune homme se présente pour prendre les deux boîtes de 20 qu’il avait commandées par téléphone. Malheur! La madeleinière a beau chercher sur le carnet : « Je suis désolée, on n’a pas dû recevoir votre message, on n’a pas eu le temps d’écouter le répondeur depuis plusieurs heures. » Complètement fané, le jeune homme s’en retourne se fondre dans la foule des passants.

 

Cinq minutes plus tard, alors que la prochaine fournée est sur le point d’arriver, la demoiselle pousse un petit cri de stupeur en s’apercevant qu’elle avait mal lu : les deux boîtes de 20 madeleines du jeune homme avaient bien été préparées, elles sont là, sous son nez! Sauf que… elle n’a pas son numéro de téléphone. Et il a disparu. Les 40 madeleines sont là. Un frisson parcourt la file derrière moi : certains s’imaginent déjà se les partager!

 

« Vous voulez que j’essaie de le retrouver?

— Vous feriez ça?

— Essayer, je veux bien. Y arriver, je ne promets pas. Ça fait un moment qu’il est parti.

— Ça serait formidable!

— Mais vous me promettez de me garder quelques madeleines de côté si la prochaine fournée arrive avant mon retour, hein. »

 

Et je passe presque dix minutes à courir dans les ruelles, remontant Saporta, tentant à droite, revenant à gauche, m’engouffrant dans une rue pour revenir sur mes pas. Je suis sur le point de renoncer quand je vois une doudoune bleue au loin. Quasi hors d’haleine, je me hisse à son niveau :

« C’était vous, aux madeleines, tout à l’heure?

— Oui.

— Venez! Ils ont votre commande! »

 

La madeleinière souffle au jeune homme : « Je crois que vous pouvez offrir une madeleine à ce monsieur. » Non, non, surtout pas, protesté-je.

Mais, fort mécontent de voir que le garçon avait parfaitement feint de ne pas entendre la suggestion de la vendeuse, le vieux monsieur derrière moi dit un peu plus fort : « Je crois même que vous pourriez lui offrir deux madeleines! » Le jeune homme file, avec ses 40 petits bijoux. Le vieil homme fulmine, la demoiselle manifeste sa déception. Je les rassure, tout va bien.

 

Arrive enfin la fournée.

« Combien en voulez-vous?

— Combien puis-je en prendre en espérant que tous ces gens derrière moi puissent avoir leur dose?

— Mais monsieur! Vous plaisantez! Ça fait deux heures que vous attendez, et en plus, vous avez couru derrière le monsieur de tout à l’heure! Prenez toutes les madeleines que vous voulez! »

 

 Bref, je prends possession de mes coquillages moelleux, quand :

« Ma patronne, derrière, a tout vu et tout entendu. Elle me dit de vous offrir ces madeleines en plus à manger tout de suite. »

Le vieux monsieur est ravi pour moi. Pas seulement. Quand je remonte la file muni de mon graal au beurre, je croise plusieurs sourires. Leur longue attente a été divertie.

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