Froid de l'âme

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Trente minutes de retard ! Le froid était terrible. Il releva son col. Dans la musique du silence, sur le bitume luisant de pluie, il tanguait. Il se laissait ballotter par une brume glaciale. L’idée du Bien envahit son esprit. A l’homme ordinaire toute idée de Bien échappe. Mais cette nuit il avait quitté le monde ordinaire et les choses communes. Ses pieds s’étaient détachés du sol. Il avait rouvert les yeux sur un nouveau cosmos. Il naissait à un sentiment d’une nature insolite. De drôles de mélodies traînaient au fond de son esprit et résonnaient dans les astres. Des fumées bleues et blanches se dispersaient autour de lui, traversées par une lumière verte, qu’il recevait en souriant. Le froid l’avait engourdi ; il aurait voulu bouger, mais le moindre mouvement lui était interdit. Etait-il heureux ou chagriné ? Si lui-même l’avait su !

Attendre n’était pas son occupation favorite. Comme il était proprement paralysé, il cherchait à se divertir au moyen d’une création. Les autres ne lui en tiendraient pas rigueur. Ce qui était étrange, c’était cette idée du Bien : qu’était-ce donc, cette idée saugrenue qui lui venait ? Survint un autre concept, et il se plut à l’appeler : le Mal. Et si tout cela pouvait avoir un sens ?

Il reprit un peu ses esprits et s’extirpa momentanément de son délire. A la faveur de la lumière que lui donnait son téléphone portable, il vit que ses mains avaient viré au bleu. Il ne les sentait plus. Ses paupières ankylosées s’alourdissaient de plus en plus. Il allait sombrer à nouveau, peut-être définitivement. Il ne maîtriserait bientôt plus son esprit ; et coulerait dans le coma. Il vit l’heure : le camion-frigorifique aurait dû s’arrêter sur l’aire de Vidauban vers 22h. Il était 22h35. Trente-cinq minutes de retard… Il enfouit ses mains dans sa veste, puis sous son chandail. Il y avait une faille. Et si le chauffeur avait changé ses habitudes, et avait décidé de ne pas s’arrêter à Vidauban ? Assurément : l’aire de Vidauban était dépassée. Mais dans ce cas, il était un homme mort ! Igor attendait là-bas l’arrivée du camion, prêt à l’en libérer. Mais si le chauffeur s’arrêtait ailleurs, qui viendrait le sortir de là, et quand ? Et s’il roulait encore des heures ? Son téléphone ne captait pas le réseau à l’intérieur de son cube de mort.

Sergueï ne pouvait plus réagir. Depuis Gênes, le froid l’avait pétrifié. Inévitablement, le chauffeur s’arrêterait pour l’essence. Mais serait-il encore conscient pour signaler sa présence ?

Je m’éveillai en sueur, malgré le froid. La chair de poule ! J’essuyai mon dos ruisselant avec un tricot que j’enfilai. Je me mis à tousser. Je glissai jusqu’à la cuisine ; le sol était tellement crasseux et gras que mes chaussettes y restaient collées. Je ne sentais plus l’abomination olfactive qui empoisonnait l’air ambiant. J’avalai un morceau de brie puis me versai un verre de vodka. Je m’aperçus que j’avais le souffle coupé. Le rêve me revint, le camion-frigo, Sergueï, le froid… Insolite ! Trente minutes de retard ! Le froid était terrible. J’avais cette phrase qui me trottait dans la tête. D’où cela me venait-il ? Deuxième verre. Je prélevai dans un plat une cuiller de moussaka qui restait sur la table depuis trois jours au moins. En revenant dans ma chambre, je passai par la salle de bain. J’engloutis du paracétamol. Je croisai encore mon reflet mélancolique dans la glace étoilée. J’avais sur la joue la marque des spirales du bloc-notes sur lequel je m’étais assoupi.

Trente minutes de retard ! Qu’est-ce que c’était que cette phrase qui se promenait dans mon esprit ? J’avais le vague sentiment de l’avoir récemment croisée. Sur mon bureau, je vis le courrier d’un éditeur médiocre où j’avais écrit cette phrase. Mais quand ? Et sur l’écran aussi, je la vis.

Le froid était terrible. Le concours… Comme un vieux souvenir enfoui qui revient par bribes, l’histoire du concours refaisait surface. Il releva son col. Je compris mieux le sens de mon rêve. Mais je n’étais pas plus avancé. A ceci près que je tenais une intrigue. Je n’allais pas lâcher Sergueï comme ça ! En revanche, je n’étais plus vraiment d’aplomb. Je n’étais pas tout à fait en mesure de composer. Les neurones en bataille et le cœur en furie, je me vautrai sur le sofa ; tentai de rassembler mes esprits. Un mal de tête me pressait les tempes comme une main d’acier. Des frissons se promenaient sur moi comme sur un grand boulevard. Les volets étaient maintenus fermés depuis des jours, si bien que j’avais perdu toute notion de temps. J’étais immergé dans une interminable nuit, à l’écart du monde. J’étais à la dérive dans l’univers, semblable à une poussière d’astéroïde. Il y avait du whisky sur le bureau. Par quel enchantement ? Le hasard faisait bien les choses. Un verre ne ferait pas de mal. Une cigarette non plus.

Au prix d’un effort insoupçonnable, je me mis au clavier. Le brouillard s’était abattu sur moi. Je mis des mots, formai des phrases, que j’effaçai, récrivis, reformulai ; tout me parut être un joyeux capharnaüm linguistique. J’avais perdu le sens de la langue ! Plus rien ne venait. De toute façon, si les éditeurs ne voulaient pas de moi, pourquoi ce concours récompenserait une de mes productions ? Je m’essayai à un poème ; renonçai. Revins sur mes Trente minutes de retard ! En vain.

Sur le bureau, un manuscrit était trempé de whisky. Ce sacrilège ne m’affecta pas vraiment. J’avais dû renverser un verre dans mon sommeil. Et puis après ? La perte n’était pas très lourde ; je ne me souvenais même plus de l’histoire. J’en ris. Et en fin de compte, il me sembla que ce n’était pas là une mauvaise idée. J’eus le désir ardent de parachever le désastre et d’immoler mon œuvre par l’alcool. Je saisis la bouteille de whisky et en vidai le contenu sur la stalactite de manuscrits. Je n’en fus pas pleinement satisfait. Je m’emparai de la masse ; la conduisis dans la cuisine ; elle finit sa route dans l’évier. La vodka coula à flot, la moussaka se répandit sur mon œuvre, le brie coulant s’invita au bal. Mon intégrale se décomposa sous mes yeux ravis. Il faisait très froid chez moi.

Je pouvais bien dire que la page était tournée. J’enfilai une veste. Relevai le col. Je sortis ; je revins dans le monde.

 

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