Infernale cafetière

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La théière arriva dix jours plus tard à son domicile. Comme c’était un samedi, et qu’il ne travaillait pas, il était chez lui pour accueillir le facteur. Il reçut son paquet avec enchantement. Il fit part de sa joie au gentil facteur qui le félicita.

La théière fut déballée : c’était bien une théière ! Et elle était somptueuse ! Elle n’avait rien à voir avec le plastique noir de la cafetière qui sentait encore le pétrole. Elle avait une ligne sublime et une esthétique étonnante. C’était un objet de grand luxe ! Il comprenait pourquoi le Club Biblio-Cuisine préférait offrir la cafetière en cadeau de bienvenue plutôt que la théière. Il la mit à l’épreuve immédiatement : impeccable ! Aucun vice n’était à déceler, cette fois, il était comblé.  

Mais alors qu’il allait se débarrasser du carton d’emballage, il remarqua qu’il y avait au fond un courrier, provenant du très cordial Responsable des Commandes, Jean-Louis Joujougne, qui se déclarait toujours à son service. Il y confirmait que conformément à l’accord passé par téléphone, il lui expédiait la « splendissime » Royale Théière Année 1947, qui correspondait dans le catalogue vert à la commande numéro 09186XAP-97859-Z-12. Qu’en conséquence, il attendait en retour le règlement de quatre-vingt-dix-neuf euros quatre-vingt-dix-neuf ; il rappelait en outre, toujours très cordialement, que Tom n’avait pas réglé la réparation de la cafetière (trente-cinq euros quatre-vingt-dix-huit). Cependant il était sûr qu'il ne s'agissait que d'un oubli et que l’excellent client qu’était Tom s’en acquitterait dès que possible. Il était absolument enchanté de constater, au regard de ses commandes, que Tom appréciait les services et le catalogue du Club Biblio-Cuisine.

Ah ça ! C’était vraiment manquer de chance. La situation tournait au loufoque. Le cadeau de bienvenue lui revenait à cent trente-cinq euros quatre-vingt-dix-sept depuis le début de l’histoire, sans compter les frais de poste. Mais enfin, il avait une cafetière et une théière. Qu’il n’avait pas demandées néanmoins. Il se rendit compte que son dernier courrier, en recommandé, n’avait probablement pas été assez clair ; il avait dû être trop implicite. Il aurait dû rappeler en détail l’historique des événements, et bien souligner que la théière lui était due en guise de dédommagement. Quel regret ! Il ne servait à rien de renvoyer un courrier, il sentait bien qu’il ne se ferait pas comprendre.

Il opta donc pour le téléphone. Mais le Club Biblio-Cuisine avait renoncé à ses standardistes, qui avaient entre-temps été remplacés par un opérateur vocal. Une voix robotisée et vaguement féminine lui détailla méthodiquement les fonctions de chaque touche du clavier. La touche 1 pour consulter le détail de ses factures ; la touche 2 pour connaître les dernières nouveautés du catalogue bleu ; la touche 3 pour celles du catalogue vert ; la touche 4 pour connaître les sélections du mois ; la touche 5 pour connaître l’organigramme du Club ; la touche 6 pour accéder au Service Après-Vente ; la touche 7 pour le Service des Commandes… Tom hésita entre la touche 6 et la touche 7. Il misa sur la 6.

La même voix reprit de plus belle. Elle lui proposait à présent la touche 1 pour connaître le code de déontologie du Service Après-Vente, la touche 2 pour en connaître l’adresse, la touche 3 pour revenir au menu principal. Il choisit celle-ci. Le bandeau vocal se déroula à nouveau. Tom eut un haut-le-cœur.

Il pressa la touche 7 pour le Service des Commandes.  Après un préambule intolérable, la voix mécanique proposa la touche 1 pour connaître l’adresse du service, la touche 2 pour les modalités diverses et variées, la touche 3 pour demander à recevoir les nouveaux catalogues, la touche 4 pour passer ou annuler une commande, la touche 5 pour consulter l’historique de ses commandes, la touche 6 pour revenir au menu principal… Il se précipita sur la touche 4. Sceptique. Avec des crampes à l’estomac.       

La voix lui demanda de composer son numéro de client à dix-huit chiffres, puis le numéro de son département. Quand il fut identifié, on lui demanda de choisir entre : passer une commande (touche 1), annuler une commande (touche 2), avec la possibilité en cours de route de revenir sur son choix (touche étoile). Sans grande conviction, il pressa le 2. Il lui fallut alors composer le numéro de la commande à annuler. Il saisit la facture de la théière, et copia le numéro. Mais il pressentait bien qu’à présent qu’il l’avait reçue, cette machine, sa démarche était vouée à l’échec. Il poursuivit toutefois. Il préféra l’option revenir sur le mode de commande (touche 1) à l’option reporter la commande (touche 2) et à l’option changer de commande (touche 3). La voix lui proposa de passer en mode forfait (touche 1), en mode abonnement (touche 2), ou en mode collection (touche 3). Il était submergé. En pleine noyade. Pris de court, comme la voix lui fit « votre choix n’est pas valide » parce qu’il n’avait pas pressé de touche au bout de trois secondes, il enfonça la 1. On lui dit que pour l’instant il n’existait que le forfait A, et que pour obtenir davantage d’informations, il lui fallait revenir au menu du Service des Commandes (touche étoile deux fois, puis touche 2). Il préféra s’en passer. On lui demanda de valider en pressant la touche dièse. Complètement perdu, son doigt obéit. Le robot-demoiselle lui rappela pour conclure que la communication lui serait facturée soixante-douze centimes d’euros la minute.

Tom était épuisé ! Il se sentait comme un randonneur sortant d’un labyrinthe. Il était pour tout dire anéanti par cette aventure. Il n’était pas très satisfait de l’opération, mais il espérait secrètement avoir, par hasard, résolu son problème. Il retourna dans sa cuisine, se prépara un thé, observa ses deux appareils, en se faisant remarquer qu’il les avait bien mérités.

 

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