Un petit avion dans la tête

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Oswald Gascogne était un professeur de lettres apprécié et gentiment réservé, bel homme à succès, mais écrivain raté. Contre toute attente, il ne tirait pas ses complexes de son échec littéraire, mais de son désir à jamais déçu d'être un champion cycliste. En effet, Gascogne puisait depuis tout petit la quasi-totalité de son énergie vitale dans une passion monumentale, celle vélo. Son unique raison de vivre résidait dans l'attente du mois de juillet et de son Tour de France, au milieu de ses quinze vélos de course, de ses dizaines de milliers d'archives et de ses quelque deux mille autographes. Mais son rêve d'égaler les idoles de son enfance s'était brisé au détour d'un virage à l'âge de dix-neuf ans, sous le soleil de plomb de la Côte d'Azur, alors qu'il disputait une course amateur sous les couleurs du club cycliste d'Aix-en-Provence. Son cœur fatigué par le dopage et par ses ambitions trop grandes avait jeté l'éponge sur le macadam fondu. Le jeune Gascogne, victime de sa passion, foudroyé par ce malaise cardiaque qui lui interdisait à jamais la pratique du cyclisme professionnel, avait perdu toutes ses illusions en même temps que sa joie de vivre. Dès lors, l'admiration folle qu'il entretenait pour les champions cyclistes ne cessa de s'accroître, perfidement liée à une jalousie indescriptible qui transforma sa passion en un amour-haine des plus violents. La vue d'un peloton réveillait en lui à la fois l'adoration qu'il vouait au sport cycliste et l'esprit de revanche qui l'animait à l'égard de ces athlètes qu'il lui était interdit de concurrencer. Le passionné se mit en tête de se mêler aux coureurs du Tour de France et d'acquérir la célébrité sur les routes de la plus formidable épreuve sportive du monde. Et d'écraser ces champions ! Il réalisa très exactement l'histoire du roman qu'il avait écrit et qui n'avait jamais trouvé d'éditeur, quoiqu'il le considérât comme une œuvre majeure : Un petit avion dans la tête. Gascogne apprit à piloter les avions. Son brevet en poche, il précipita son appareil sur le peloton du Tour, et se tua en direct à la télévision en pulvérisant cent quatre-vingt dix des deux cents cyclistes, cinquante-deux spectateurs et vingt-trois personnes de la caravane du Tour.

Le roman d'Isaac Weizmann reçut un succès retentissant, grâce à sa beauté d'écriture et à la profondeur de ses analyses. Le thème, naturellement, intrigua. Comment avait-il imaginé cet improbable Oswald Gascogne? Et pourquoi ce choix d'une passion cycliste ? La popularité qu'il acquit auprès des passionnés de vélo, en raison de la connaissance du cyclisme qu'il semblait posséder, pouvait justifier ce choix d'écriture, qui élargissait encore plus le champ de ses admirateurs. Mais ses compétences en matière vélocipédique ne provenaient nullement d'un souci louable de documentation : la presse découvrit rapidement qu'Isaac Weizmann était en effet un féru authentique du Tour de France, et qu'il avait lui-même roulé pour le club d'Aix-en-Provence, lorsqu'il était un jeune homme sportif et désireux de briller dans les courses régionales d'amateurs. Un nouveau Weizmann se dévoilait devant le public enthousiaste : le remarquable intellectuel était aussi un athlète, amoureux de sport, qui avait parcouru des dizaines de milliers de kilomètres à vélo. De vieux classements furent exhumés, où l'on pouvait lire le nom discret mais épatant de l'écrivain, derrière quelques noms devenus fameux par la suite. Weizmann fut beaucoup interrogé par les journalistes curieux et avides de ce genre d'histoire populaire. S'il assura qu'il n'avait jamais désiré devenir cycliste professionnel, il commenta avec émotion quelques-uns de ses souvenirs sportifs, pour le grand bonheur d'un public de plus en plus ravi par le philosophe aux multiples facettes.

Mais le petit homme moustachu se garda bien de dévoiler l'identité de son vieil ami, Harold Baudoin, qui lui avait inspiré le personnage tourmenté d'Oswald Gascogne. C'est Harold Baudoin lui-même qui lui avait transmis sa fougueuse passion du vélo, alors qu'ils étaient lycéens ensemble. Baudoin avait toujours exercé une influence spectaculaire sur le futur écrivain. Les passions qui animaient le premier traversaient inévitablement le deuxième, secrètement idolâtre de son ami, qu'il trouvait en tous points exceptionnel. Ils avaient partagé avec une grande joie les couleurs vert bouteille du club d'Aix-en-Provence, et furent équipiers pendant trois ans, jusqu'à l'accident cardiaque du malheureux Harold. Lui-même, Weizmann, privé de son ami au sein de son club, fut vite débordé par les jeunes talents, et abandonna la compétition, pour rejoindre Harold dans sa passion déçue. Harold et Isaac restèrent longtemps amis, jusqu'au premier succès littéraire de Weizmann, qui observa l'ascension du désir de revanche que Harold nourrissait à l'égard des cyclistes.

Ce désir, il serait juste de préciser qu'il était vivement attisé par Isaac, très amusé par cette réaction improbable de la part de Harold, mais qui, à force de le faire rêver à la destruction des mythes cyclistes, finit par se prendre lui-même au sérieux et par devenir au moins aussi amer que son pauvre camarade. La virulence pathologique de Harold avait ceci d'extraodinaire qu'elle était formidablement contaminante et qu'elle persuada Weizmann qu'ils étaient passés tous deux à côté de leurs fantasmes. Il serait encore plus exact de dire dans quelle mesure les deux hommes partagèrent ce désir fou de vengeance, et s'imaginèrent les scenarios les plus invraisemblables. La palme revint assurément à Harold, qui eut l'idée d'un avion pour anéantir le peloton du Tour de France.

 

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