Un petit avion dans la tête

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C'est la célébrité soudaine de Weizmann, à son premier roman, qui éloigna les deux hommes. Harold Baudoin, qui était fait d'envie et de jalousie, ne supporta probablement pas le succès d'Isaac. Lequel, étant fait de complexes, malgré son émancipation et sa notoriété tonitruante, ne sut jamais quitter le souvenir de son admiration pour Harold : cette admiration le rongeait et pourrissait sa vie mentale, jusqu'à s'accompagner d'une haine sans borne pour ce vieux camarade, qu'il persistait à considérer comme plus méritant que lui. Il lui reprochait toutes ses propres passions : s'il était lui-même écrivain et philosophe, n'était-ce pas la faute de Harold, qui lui avait donné l'amour inconditionnel des lettres ? Isaac Weizmann se sentait tout entier le produit de ce fabuleux anonyme, Harold Baudoin. Il n'existait que par lui. N'était célèbre que par lui : lui-même n'avait en définitive jamais eu aucun mérite. C'était à Harold que revenait le droit à la fracassante notoriété dont il était victime. C'était Harold le vrai passionné, l'ambitieux écrivain, le prodige des réflexions philosophiques, le maître à penser. C'était Harold ! Weizmann avait bien cette impression d'être un robot de Baudoin, et de lui offrir une vie sensationnelle par procuration.

A chaque nouvelle rédaction, à chaque entretien télévisé ou radiophonique, à chaque débat, Weizmann pensait à Harold : que dirait-il ? comment le dirait-il ? que conseillerait-il ? A chaque Tour de France, Weizmann entrait en ébullition devant les images des champions cyclistes, et s'enrageait contre ces valeureux sportifs, à l'idée que, quelque part en France, au fond de son divan, le merveilleux Harold enrageait comme lui. Encore et toujours, envers et contre lui-même, Isaac devait faire comme Harold. Le mois de juillet reformait un lien étroit avec l'écrivain raté dans l'esprit du surmédiatique Weizmann, qui repensait à la haine commune qu'ils avaient entretenue ensemble. Cette haine, il ne pouvait faire autrement que de la sentir monter en lui. Un petit vélo tournait dans sa tête. Il en avait assez, lui, Weizmann, d'être cet intellectuel éternellement en vogue : son fantasme, parce qu'il était aussi celui de Baudoin, c'était d'être champion cycliste ! Le petit moustachu sombrait dans la folie, à jamais tributaire des passions pathologiques de son ancien pygmalion. C'était ainsi : il s'était persuadé qu'il n'avait jamais rêvé qu'à devenir champion cycliste, un immense champion, ou un anonyme du peloton, qu'importe ! mais un coureur cycliste. Comme Harold. Weizmann était dépossédé de lui-même. L'ultime recours était la disparition de l'un des deux.

Un petit avion dans la tête fut rédigé en six mois seulement. Du moins, c'est ce que Weizmann racontait à satiété aux journalistes qui l'interrogeaient. Un grand quotidien sportif lui proposa bientôt de tenir une chronique dans ses pages pour le prochain Tour de France. Il préféra s'en abstenir, car il travaillerait sur un nouveau roman. Comme d'habitude, on n'en sut rien à l'avance.

Isaac Weizmann était marié, mais cela n'avait guère d'importance pour lui. Son épouse, que les revues mondaines pourchassaient beaucoup, était très élégante et plus jeune que lui de douze ans. Lui s'intéressait peut-être un peu plus à ses enfants, et plus particulièrement à son fils cadet, dont il pressentait d'immenses talents littéraires, doublés d'une virtuosité athlétique. A dix ans, le petit David roulait déjà beaucoup sur son beau vélo de course jaune et noir, et faisait la fierté de son écrivain de père.

Le 12 juillet de cette année, Isaac sirotait son digestif en lisant les pages sportives d'un journal modeste, sur les coups de quatorze heures, lorsqu'il perçut, d'une oreille distraite mais doucement ravie, la voix nasillarde d'un journaliste qui s'affolait dans son téléviseur. David hurla dans le salon et tira sur la chemise de son père, tandis que le commentateur sportif s'égosillait à présent, à la vue affolante d'un petit avion blanc qui piquait du nez sur la route du Tour de France. Des millions de téléspectateurs à travers le monde assistèrent en direct, en même temps qu'Isaac et David Weizmann, et que ce malheureux commentateur en pleurs, au terrifiant impact. Cet abominable attentat pulvérisa le peloton du Tour de France. Une boule de feu s'éleva dans le ciel et les charges explosives contenues dans l'avion continuèrent de se libérer pendant quelques secondes encore. La route ensanglantée était jonchée de corps et de vélos déchiquetés. La pelouse sur les bas-côtés prit feu. Les lueurs dans l'écran de télévision firent un reflet dans l'œil d'Isaac, parcouru par une rapide étincelle. Il ne put se défendre de soupirer ces trois mots : « Ce vieux Harold ».

Harold Baudoin n’aurait pas pu supporter plus longtemps le succès d’Isaac Weizmann avec son petit roman, qui lui avait volé son rêve de destruction, et qui, surtout, lui montrait la marche à suivre pour le concrétiser. Isaac savait cela, qu’il avait ainsi obligé l’orgueilleux Harold à vouloir faire mieux que lui : le faire pour de bon ! Weizmann se soulageait enfin dans une double satisfaction : celle de la disparition de Harold et celle de la destruction du peloton cycliste. Et sans avoir à se compromettre : cette fois, c’est lui qui avait manipulé Harold. L’anéantissement du Tour de France était son opération.  

 

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