Dernier pavillon

La chambre du Petit Lac

3

Le troisième jour, Janek demanda à Thomas si Aube reviendrait.

- Pas ce soir, mon ami. Mais tant que je serai vivant, tu la verras.

- Alors, vis longtemps, répondit Janek avec humour.

- Si ça peut te rendre service…

- De quoi est-il mort, Textor ?

- Ici, cela n’a pas de sens de savoir de quoi sont morts les autres. Je ne sais pas de quoi est mort Textor. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il est mort, c’est tout. Si mon successeur te demande de quoi je suis mort, que lui diras-tu ? Tu lui diras : Thomas est mort, et c’est tout.

- Si tu meurs, je serai à ta place ? On m’installera près de la fenêtre ?

- Et un autre malade prendra ta place. Qui prendra celle-ci lorsqu’à ton tour… Et ainsi de suite.

- Qu’est-ce qu’on voit, par cette fenêtre ?

- Pourquoi veux-tu savoir maintenant ? Tu sauras bien assez tôt.

- Et si je meurs avant toi, sans avoir eu le temps d’être à ta place ?

- Tu ne mourras pas avant moi.

- Et si je n’y reste que deux jours, à ta place ? Crois-tu que ce sera suffisant ?

Thomas eut un long soupir ; il ferma les yeux.

- Est-ce que tu arrives à voir par cette fenêtre ? insista Janek.

Thomas parut un peu surpris de cette question inattendue. Mais il ne pouvait pas se redresser, il était rivé couché à son lit. Il était un bloc de souffrance immobile.

- Janek, je ne vois rien de ma place.

- Rien du tout ?

- Absolument rien.

Janek fut très déçu ; il lui semblait qu’il ne verrait plus le monde. La vie lui était définitivement fermée. La Chambre du Petit Lac était le dernier sas vers le trépas. Il était au point ultime de son existence, et il ne verrait plus le monde.

- Tu n’as qu’à essayer d’imaginer, relança Thomas. Qu’aimerais-tu qu’il y ait, derrière cette fenêtre ?

- C’est-à-dire… Je ne sais pas…

- Mais si. Il doit bien y avoir des arbres, en plus du ciel.

- Des sapins.

- Et des cyprès.

- Un vieux chêne.

- Planté sur l’ordre de Colbert.

- Près d’un tilleul.

- Une mare à canards ?

- Mais que nous sommes sots ! s’exclama Janek. Thomas, dans quelle chambre sommes-nous ?

- Dans la Chambre du Petit Lac

- Et d’après toi, si cette chambre porte ce nom, c’est parce qu’elle donne…

- Sur un petit lac ! Nous y voilà ! Et comment peut-il bien être ce petit lac ?

- Très petit, mais entouré de fleurs de toutes les couleurs, et ceinturé d’une barrière basse en bois de hêtre. L’eau doit avoir des reflets verts.

- Et des senteurs exotiques.

Les deux hommes se mirent à rêver, en silence. Ils avaient tout le temps devant eux pour s’imaginer mille beautés exceptionnelles autour du petit lac, qu’un jour, Janek espérait entrevoir.

- C’est mieux ainsi, fit Janek. Nous ne demanderons pas à Aube ni à personne de nous décrire le paysage ; nous l’imaginerons nous-mêmes, jusqu’au jour où nous pourrons le voir.

Le soir, Janek fut à nouveau pris de douleurs violentes, à l’estomac et dans les reins. La fièvre monta tant qu’il se mit à délirer. En dépit de ses peines, et peut-être pour épargner les infirmières qui étaient si bonnes, il ne pensait jamais à se plaindre. Il serrait les dents.

 

1     2     < 3 >     4     5