Dernier pavillon

La chambre du Petit Lac

5

Au matin, Thomas avait cessé d’avoir mal.

Ce fut un déchirement pour Janek. Il en était mieux ainsi, vraisemblablement. Mais la perte de Thomas livra Janek à un sentiment d’épouvante jamais connu. Il sut apprécier, cependant, l’apaisement où Thomas reposait.

On emporta son corps, et Janek ne le reverrait plus. Avec la mort de son ami s’était fermée la fenêtre sur le monde.

Il se demandait si un autre malade viendrait rapidement prendre sa place. Le lendemain matin, les infirmières le firent changer de lit : on l’installa près de la fenêtre. Il devenait à son tour le jardin du Petit Lac ! Occuper la place de Thomas était un privilège. A son tour, il verrait le monde, et se souviendrait des commentaires de son ami défunt. Il demanda si la place du couloir serait occupée bientôt. On lui répondit qu’on n’en savait rien. Peut-être raconterait-il à son tour, au nouveau venu, ce qu’il verrait par la fenêtre ?

Il fut dans son nouveau lit. La porte de la chambre lui semblait soudain si lointaine ! Il venait de faire un pas vers la mort. Le dernier. Il savait qu’il était rendu à la dernière extrêmité de sa vie. C’était la dernière place à savourer. Les crises de douleurs étaient de plus en plus fréquentes et violentes : il lui faudrait profiter à fond de cette place. Il suivrait Thomas de près. Peut-être même sans avoir eu d’autre compagnon de chambre.

La fenêtre était tout près de lui ! Il pensait à Thomas.

A son tour il pourrait voir.

Il essaya de se redresser un peu, sur ses coudes. Il suait. Il prit appui sur les paumes de ses mains, et bientôt, il fut sur son séant. Il tendit un peu le buste et le cou, et jeta son regard par la fenêtre.

Un grondement s’éleva au fond de lui, il eut comme l’impression d’un tremblement du monde. Puis se dressa un raz-de-marée, qui déferla et engloutit tout, le ciel et la terre, emportant le cosmos. Le déchaînement apocalyptique parut sans fin. La longue plainte de Janek, semblable aux cris d’un acier qui se tord jusqu’à rompre, fut tout intérieure. L’abomination le saisit : par la fenêtre, il voyait tout ce qu’il y avait à voir, un long mur de béton grisâtre, qui dissimulait le monde. A peine un bout de ciel et, au-dessous, cette immense muraille infâme qui le séparait de la vie.

Où donc étaient le petit lac, le tilleul, la haie de cyprès et le banc vert ?

Janek appela. Pour la première fois depuis son entrée dans l’établissement, il appela à l’aide. L’instant était figé ; il en était prisonnier et il lui fallait un secours pour l’en délivrer. En toute urgence. Janek était en panique. Devant ses yeux courait ce long mur horrible. Pas un brin de vert, pas de pelouse, personne.

Enfin l'on vint. Une infirmière accourut auprès de lui. Il était convulsé par l’émotion. Il ne comprenait pas, et il lui fallait une explication. Tout soudain lui paraissait laid autour de lui, y compris la jeune femme qui s’empressait.

- Mademoiselle, quelque chose ne va pas.

- Expliquez-moi, Janek.

- Le petit étang, la pelouse, le garçonnet…

- Qu’est-ce que vous me dites ?

- Tout ce paysage que me décrivait Thomas, qu’il voyait par la fenêtre… Où est-il ? Pourquoi m’a-t-il menti ? Il m’a dit tant de beautés, et je ne vois qu’un mur, moi ! Expliquez-moi !

- Mais vous ne saviez pas ?

- Quoi? Qu’est-ce que je devais savoir ?

- Mais Thomas était aveugle.

 

L’idée de Dieu avait quitté le dernier pavillon mais chacun avait ses propres manières de combattre ses maux et d’accueillir ses derniers instants de vie. Ecartés du monde, qu’ils ne pouvaient même plus apercevoir, ne fût-ce que par une fenêtre, les malades savaient parfois se donner les moyens de l’apaisement. Certains, comme Thomas, étendaient leur tranquillité à d’autres. Thomas était aveugle et n’avait jamais vu de petit lac ni de mur en béton, mais son regard était plein de lui-même et le monde qu’il avait décrit était le sien. Et c’était celui de Janek. Il n’y avait qu’à y songer très fort, et par la fenêtre, on pouvait voir un étang vert, un tilleul et des cyprès. Loin de la fenêtre, grâce à Thomas, Janek les avait bien vus, après tout.

Par la fenêtre de la Chambre du Petit Lac, on ne voyait rien qu’un mur. Mais en attendant de se retirer du monde, Janek n’avait qu’à fermer les yeux et regarder par la fenêtre, pour y voir mille splendeurs. Il retrouvait une Foi à faire éclater des murs.

- FIN -

 

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