Dernier pavillon

La chambre du Petit Lac

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Les jours suivants furent assez semblables. Janek et Thomas s’inventaient des splendeurs et des senteurs en tout genre pour décrire le paysage inaccessible. C’était encore mieux que de se raconter ses souvenirs. Ce jeu-là n’était pas pour autant désagréable. Mais ils se gardaient bien, l’un et l’autre, de verser dans une nostalgie mièvre et malvenue. Thomas racontait les jeunes filles africaines de son adolescence et le Togo où il avait vécu de nombreuses années. Janek évoquait sa Pologne et les petits boulots mal payés en Allemagne et en Alsace. Ce n’était pas si mal, cette vie-là, pourtant.

Thomas était fait de souffrance paisible. Il maigrissait à vue d’œil, ce qui était alarmant et à peine plausible, car il était déjà squelettique. En revanche, Janek était fréquemment pris de crises de douleurs ou de convulsions. Il perdit cinq kilos en cinq jours.

Un après-midi, comme Janek somnolait, Thomas parvint à se redresser un peu sur son lit.

- Janek, réveille-toi !

- Qu’est-ce qui t’arrive ?

- Regarde, je bouge un peu.

Janek fut quelque peu attristé de ce spectacle. Thomas lui donnait de la peine, ainsi émerveillé de pouvoir « bouger un peu ». Toutefois il n’avait pas bien compris le motif de cet enthousiasme.

Thomas se déplaça doucement vers le bord gauche de son lit ; et éploya le bras vers le mur, lentement, comme on déplie un outil rouillé qui n’a plus servi depuis longtemps. Sa main sembla tâtonner dans le vide, puis agrippa un tuyau du radiateur tandis que sa main droite se maintenait fermement au matelas, pour ne pas verser de tout son long au sol. A la force du bras, Thomas fit glisser, millimètre par millimètre, son lit vers le mur, en prenant appui au radiateur. Vers le mur, et donc vers la fenêtre. Après des efforts improbables, lorsqu’il estima être à une distance suffisante de la fenêtre, il tenta laborieusement de se redresser sur son séant, comme quand Aube venait lui prodiguer ses soins. Et il annonça triomphalement :

- Ça y est, Janek, je peux voir par la fenêtre !

Janek fut empli de joie. Il y avait longtemps qu’il n’avait connu telle émotion. La victoire de Thomas était une victoire commune, les deux hommes étaient en triomphe. C’était jour de fête dans la Chambre du Petit Lac.

- C’est grâce à la gymnastique que m’impose Aube…

- Raconte ! Raconte-moi ! Qu’est-ce que tu vois, Thomas ?

Enfin ils sauraient. Enfin Janek verrait le monde, par les yeux de Thomas. Ensemble, ils regarderaient la vie.

Thomas fit encore quelques petits mouvements du bassin, afin de trouver la position la plus confortable et la plus efficace. Il tendit le cou. Il gardait une main sur le rebord de la fenêtre. Janek vit que le paysage s’offrit au regard de Thomas, qui se mit à sourire. Son sourire débordait. A bout de patience, Janek piaffait :

- Raconte-moi ! Dis-moi ce que tu vois !

- C’est extraordinaire, répondit Thomas en cessant de sourire.

- Qu’est-ce qui est extraordinaire ? demanda Janek, pris d’inquiétude.

- C’est comme nous l’avions pensé ! s’exclama Thomas, le sourire revenu.

- Mais dis-moi donc !

- C’est encore mieux, plutôt. Que c’est beau…

- Il y a un petit lac ? s’avança Janek.

- Oui, oui, un petit lac, petit comme tu l’avais imaginé, un petit étang vert, plutôt.

- Comment est-il ?

 - Magnifique ! Il ne doit pas être très profond, mais il est entouré d’une clôture charmante, parcourue de lierre et de fleurs rouges.

- Des roses ?

- Je ne pense pas. Elles sont plus belles que des roses. Il y en a des jaunes aussi. Et la pelouse autour est d’un vert édifiant.

- Vert pomme ?

- Entre vert pomme et vert bouteille. Il y a de petites fleurs simples.

- Des pâquerettes ! Ça, ça ne paye pas de mine, mais que c’est joli une pâquerette quand on va mourir…

- Oui, et il y a des cyprès qui bordent le jardin, et tout près d’un banc, je peux voir un tilleul.

- Il y a un banc ?

- Et une demoiselle qui s’y est assise.

- Comment est-elle ?

- Ma foi, elle est jolie.

- Plus jolie qu’Aube ?

- Je ne peux pas voir, d’ici !

- Qu’est-ce qu’elle fait ? Elle lit ?

- Comment le sais-tu ?

- Que lit-elle ?

- Mais Janek, elle est trop loin !

- De quelle couleur est le banc ?

- Vert sapin.

- Que vois-tu d’autre ?

- Il y a un chemin de graviers qui serpente. C’est par ce chemin qu’est arrivée la demoiselle. Il y a deux personnes qui marchent.

- C’est un couple ?

- Oui, un jeune couple.

- Comme c’est charmant ! Mais qui sont-ils ?

- Comment puis-je le savoir ?

- Sont-ils des gens de l’établissement ?

- Je n’en sais rien !

- Quoi d’autre encore ?

- Tout est d’une clarté ! Janek, cette lumière, c’est invraisemblable ! C’est la vie, Janek, c’est la vie que je contemple. Ah, je vois un enfant qui arrive, sur un petit vélo. Non c’est un tricycle. Il porte un tricot rouge et un pantalon court. Il pédale très vite mais il avance doucement. Il rit ! La demoiselle lui fait un signe. Et… il s’arrête. Il regarde quelque chose. J’essaie de voir, mais… La demoiselle regarde dans la même direction. Le couple aussi…

- Qu’est-ce qu’ils regardent, Thomas ?

- Je n’arrive pas à voir.

- Insiste !

- Attends. Oh… Je crois que c’est un animal.

- Adorable ! Quel animal ?

- C’est un écureuil ! s’exclama Thomas.

La vue de cet écureuil fut comme une libération. Les deux hommes éclatèrent de joie. Ils célébraient la vue de l’écureuil.

Ils observèrent le paysage vivre et palpiter tout l’après-midi. Le monde s’était ouvert à eux, par les yeux de Thomas. Janek était enchanté et ne songeait même plus aux douleurs qui accablaient son corps.

Les deux hommes élaboraient des hypothèses sur l’identité des personnes aperçues. Ils se demandaient ce que pouvait bien être ce jardin. Le soir tomba, et ils étaient heureux de ce moment. Ils repensaient à l’écureuil. A la demoiselle. A l’enfant au tricycle.

Aube vint s’occuper de Thomas, qui avait fort mal au bras gauche, mais se garda bien de dire pourquoi. S’il lui avait dit quel effort il avait livré pour se rapprocher de la fenêtre, au risque de se rompre le bras, elle eût été furieuse !

Janek dormit bien cette nuit-là. Il se remémorait dans ses rêves les images aperçues par Thomas.

L’idée de Dieu était absente de ce pavillon. La seule ambition était : cesser d’avoir mal. Et si l’idée de la Foi n’existait pas au dernier pavillon, Janek ne doutait cependant pas que Thomas, en des circonstances ordinaires, fût animé d’une Foi à déplacer les montagnes.

 

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