Dernier pavillon

La chambre du Petit Lac

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Le deuxième jour, Janek fut pris de douleurs épouvantables, dans tout le corps. Il avait l’impression que son squelette se figeait, coulé dans le ciment, et que toute son intériorité devenait pierre. La fièvre le faisait suer comme un mulet.

Sans être indifférent, Thomas respectait cet instant de détresse et Janek avait bien compris que si son compagnon de chambre se taisait, c’était pour le laisser à sa douloureuse intimité. Une infirmière venait tous les quarts d’heure lui éponger le front. Le soir, ses mâchoires était paralysées tant il avait serré les dents.

Sa respiration finit par ralentir. Thomas lui parla doucement, avec délicatesse et bienveillance. Il lui dit des mots réconfortants, sans se laisser aller à la mièvrerie qu’on côtoyait au premier pavillon. « Vous êtes courageux, je suis fier de vous », c’était le genre de mots qu’on ne pouvait plus entendre.

Vers vingt heures, après le dîner frugal, une ravissante demoiselle fit son apparition dans la chambre. Un raz-de-marée s’éleva en Janek, le submergea. Il en oublia d’avoir mal. Les couleurs lactescentes et débilitantes de l’établissement avaient anéanti toutes formes de beauté. Mais Janek découvrait là une beauté résistante. Le crayeux des murs et l’atmosphère éthérée du lieu faisaient ressortir au centuple cette beauté d’exception. Janek était subjugué. Il y avait longtemps que son regard n’avait reçu un tel choc. Il en fut d’autant plus troublé.

Il la vit passer devant son lit, en souriant ; elle rejoignit Thomas. Celui-ci eut l’air enchanté.

- Bonsoir Aube, l’accueillit-il en fermant les yeux. Vous êtes plus jolie que jamais.

- Bonsoir Thomas. Cessez de dire n’importe quoi. Comment allez-vous ? Vous avez un nouveau compagnon de chambre ?

- Je vous présente Janek (Aube et Janek échangèrent un sourire timide), un garçon charmant. Et civilisé, pas comme Textor.

 

La jeune femme était kinésithérapeute. Plusieurs soirs par semaine elle s’occupait de Thomas. Elle se mit à manipuler ses jambes.

 

- Qui est Textor ? demanda Janek.

- C’est votre prédécesseur. Ou plutôt le mien.

- Que voulez-vous dire ?

- Textor nous a quittés la semaine dernière, fit Aube.

- Nous avons partagé cette chambre pendant un mois, ajouta Thomas. Mais le pauvre garçon s’aigrissait à mesure que la mort approchait. Elle en est venue d’autant plus vite le chercher.

- Pourquoi dites-vous qu’il est « plutôt votre prédécesseur » ?

- A double titre, Janek. Parce qu’il occupait la place qui est aujourd’hui la mienne, près de cette fenêtre, et parce qu’il est arrivé le premier où je serai bientôt.

Thomas gardait les yeux fermés pendant les manipulations. La jeune femme était penchée sur lui, et Janek enviait la situation de son camarade. Il y eut de longues minutes de silence. Aube aida Thomas à se redresser un peu sur son séant, glissa un gros oreiller derrière son dos, afin de lui placer le buste quasiment à la verticale. Elle commença à lui manipuler les bras. Cette gymnastique inattendue aurait pu, dans d’autres circonstances, sembler presque comique. Mais au dernier pavillon, le sens du ridicule n’existait pas. Aube faisait faire à Thomas des gestes invraisemblables et loufoques, et lui s’accomplissait. Janek ne soupçonnait pas la souffrance physique que lui provoquaient ces séances pourtant nécessaires.

Aube ne pouvait se garder de jeter un œil de temps à autres sur Janek, qui faisait semblant de ne pas voir.

- Il est beau garçon, n’est-ce pas ? demanda Thomas à la jeune femme, comme si Janek n’était pas présent. Bientôt il sera à son tour le jardin du Petit Lac.

 

C’est par ces échanges que Janek apprit qu’au décès d’un jardin, le malade installé près de la porte prenait sa place, près de la fenêtre, et tôt ou tard, un nouveau malade prenait place dans le lit côté couloir.

 

- La place du jardin n’est un privilège que pour ceux qui ne redoutent plus la fin, commenta Thomas.

- Pourquoi ce rituel ?

- Probablement pour laisser aux futurs défunts le loisir de voir un peu le monde par la fenêtre.

 

Quand Aube en eut fini avec la gymnastique de Thomas, elle quitta les deux hommes avec de grands sourires. Ils furent seuls à nouveau.

 

- Elle est belle, cette femme, fit Janek.

- Cette fille est un trésor. Elle sent le miel, et ses cheveux ont l’odeur des clémentines. Vous feriez un beau couple, elle et toi.

- Tu es amoureux d’elle ?

 

Thomas eut un rire un peu moqueur.

 

- « Amoureux d’elle » !

- Pourquoi ris-tu ?

- C’est un peu drôle.

- Qu’est-ce qui est drôle ?

Thomas tourna la tête vers Janek, au prix d’un effort pénible. Son corps était tout entier livré à la douleur. Son cou était raide et maigre. On pouvait deviner, malgré son pyjama blanc, deux rangées de côtes mal disposées sous sa peau fine et rugueuse. Son visage sec se présenta clairement à Janek. Ses joues creuses et presque inexistantes étaient comme deux trouées. Sur ce visage accablé par la souffrance, et frappé de vieillesse précoce, le regard de Thomas était spectaculaire aux yeux de Janek. Il était d’autant plus lumineux et vivant que le corps de l’homme était anéanti. Lucide et serein, profond et perspicace. Tout le magnétisme de Thomas était engendré par ce regard, dans lequel fut aspiré celui de Janek. Il fut à la fois émerveillé et terrifié. Le regard de Thomas disait beaucoup trop de choses à la fois. Janek n’en perçut pas les limites et il en fut mal à l’aise. Il détourna le sien. Il venait de voir un homme de bien vaincu par le mal.

- Je ne suis pas « amoureux d’elle », mais je l’aime autant que toi je t’aime, autant que j’aime la vie, et autant que je m’apprête à aimer la mort.

 

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