Valco de Gamars

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Ma longue étape de vélo m’avait harassé. En dépit du clapotis insupportable de la pluie dans les gouttières et sur le toit de tuiles, j’avais plongé dans le sommeil la tête la première. Au petit matin, une sorte de vague et lointain chuchotis m’en tira lentement. J’ouvris un œil. Il me semblait entendre confusément une voix, derrière la porte de ma chambre. Je sortis du lit et l’ouvris doucement : personne. Le susurrement, déjà plus perceptible, venait d’en face, derrière la porte de monsieur Valco. Ce que j’avais pris pour un chuchotis était bien la voix de monsieur Valco, assourdie par les deux portes qui nous séparaient. Au moment de retourner dans ma chambre, j’entendis des éclats de voix. C’était toujours celle de monsieur Valco. Le ton montait. Intrigué, je revins coller mon oreille à la porte de sa chambre. La voix fébrile et un peu chevrotante de mon hôte s’agitait d’une bien étrange façon, tandis que je l’entendais aller et venir dans la pièce :

- … C’est extraordinaire, un véritable morceau d’anthologie auquel nous assistons, mesdames et messieurs, un exploit sans précédent. L’adversité est terrassée. Ce dossard que nous apercevons, là-haut, dans les cimes du Monte Bondone, c’est celui de l’irrésistible Valco, oui, mesdames et messieurs, notre héros national, Valco, qui a dynamité la course et s’est envolé vers un triomphe sans partage ! Et… Quoi ? Regardez ! Oh ! Ce coup de pédale ! Quelle puissance ! Quelle fluidité ! L’aigle a déployé ses ailes ! Bravo ! Bravo ! Quelles acclamations ! Bravo ! Bravo !

Je restai circonspect. Que racontait-il ? A qui pouvait-il parler ? De toute évidence, monsieur Valco faisait le pitre derrière cette porte. Après tout, nous sommes tous de grands enfants, pensai-je en retournant dans ma chambre, et tout est bon pour flatter son ego. Je me rendormis profondément.

 

Il était déjà neuf heures lorsque je m’éveillais de nouveau. Je repensais à l’épisode de l’aurore, le délire de monsieur Valco, et je n’étais plus très sûr de l’avoir vraiment vécu, ou de l’avoir rêvé.

Je descendis dans la cuisine, où le vieil homme, qui m’avait entendu me lever, préparait mon petit déjeuner. Il me tournait le dos.

- Alors, comment va mon petit Montluçonnais ? Il a bien dormi ? demanda-t-il en tartinant du pain de confiture.

- Comme un loir !

- Je ne vous ai pas dérangé ce matin ? J’ai fait un peu de bruit. L’orage ne vous a pas empêché de dormir ?

- Je n’ai rien entendu, rassurez-vous. Vous êtes debout depuis longtemps ?

- Non. Voudriez-vous un peu de cannelle dans votre chocolat ? Installez-vous, Raphaël.

Monsieur Valco me regardait manger en souriant timidement. Lorsque je croisais son regard, il le baissait ou le détournait vers la fenêtre.

- Il fait très froid aujourd’hui, fit-il, mais au moins, il a cessé de pleuvoir. Je ferai le tour de la montagne cet après-midi, quand il fera meilleur.

- C’est un rituel ?

- Il faut bien s’entretenir. Ça ne vous dérange pas que je vous laisse seul cet après-midi au moins ?

- Bien sûr que non, Pierre.

- Hélas ! j’ai ausculté votre vélo ce matin, il ne va pas bien, vous savez.

- Quel est votre diagnostic, docteur ?

- Il faut changer le dérailleur, naturellement, et probablement la roue libre. Mais je n’ai pas tout le matériel nécessaire dans le garage, je n’ai pas de dérailleur. Je suis vraiment désolé.

- Ça me semble plutôt normal ! Ne soyez pas désolé.

- Hier, je vous ai dit que je m’occuperais de votre vélo aujourd’hui. Je pensais avoir toutes les pièces. Mais nous sommes dimanche et il faut attendre demain pour les acheter à Aix. En attendant, vous logerez ici, si vous le voulez bien.

- Pierre, je ne veux pas abuser de votre hospitalité ! Votre êtes vraiment très aimable. Mais je ne voudrais pas vous importuner et…

- Pour moi, c’est un plaisir, Raphaël, mais je ne veux pas vous imposer ma petite personne et ma vieille maison. Il ne faudrait pas que vous vous ennuyiez.

- Absolument pas ! Je suis enchanté.

- Alors vous êtes ici chez vous. Vous serez bien obligé de patienter un peu pour reprendre votre périple.

- C’est très gentil à vous de vous occuper de mon vélo.

- Ça me fait plaisir. En attendant le déjeuner, que diriez-vous d’un scrabble ?

- Un scrabble ? C’est-à-dire que ce n’est pas tellement ma tasse de thé…

- Et pourquoi pas ? Quel âge avez-vous, Raphaël ?

- Vingt-quatre ans, mais…

- Et j’en ai soixante-seize et demi ! Nous sommes tous les deux dans la bonne fourchette des 7 à 77 ans.

- Bon, va pour un scrabble, alors.

- Très bien, je m’en vais nous servir un whisky pour nous mettre en condition.

Ce qu’il y avait de réellement stupéfiant chez monsieur Valco, c’était sa consommation d’alcool. Tous les moyens étaient bons pour déboucher les bouteilles. Et il n’y allait pas de main morte.

- Je joue tout seul contre moi-même d’ordinaire, me dit-il. Alors je sors deux verres, et je bois pour deux.

- Vous jouez au scrabble tout seul ?

- Mais ne croyez pas que j’en profite pour tricher !

Monsieur Valco n’était pas mauvais du tout. A chaque tour, il remplissait son verre selon le nombre de points qu’il avait marqués. Un doigt pour un petit score, un verre plein pour un gros.

- Vous avez des amis dans le coin, Pierre ? demandai-je innocemment.

- Des amis ? Pour quoi faire ?

- Je ne sais pas, pour jouer au scrabble avec vous !

Il m’a regardé éberlué. Il a reposé son verre, les yeux ronds et interrogateurs.

- Où voudriez-vous que je trouve des amis ?

- Je ne connais pas la région, mais il y a bien des petits villages avant Aix, non ? Il n’y a vraiment personne d’autre que vous à Gamars ?

Silence.

- Vous avez des amis, vous ?

- Moi ? Ils se comptent sur les doigts d’une main, mais j’en ai, oui, bien sûr.

- Bien sûr…

- Vous n’avez jamais eu d’amis, Pierre ?

Il a fait la moue et a vidé son verre. Une mauvaise grimace lui figeait la mâchoire. L’œil amer, il répondit :

- J’en ai un, si vous le voulez bien.

- Comment ça, si je le veux bien ?

- Il y a vous.

Que pouvais-je répondre ? Il n’y avait rien à dire, rien à faire, sinon sourire. Il continua :

- Et puis il y a mon vélo.

Il était malaisé de dissocier l’humour du sérieux chez monsieur Valco. Il avait la plaisanterie facile, et pratiquait volontiers l’auto-dérision, mais il était du genre pince-sans-rire, et je ne savais pas quand il jouait la comédie. Monsieur Valco ignorait ce qu’était un ami !

- Lui aussi a un ami, c’est votre vélo.

- Qui, votre vélo ?

 

Je souris encore, sottement. Son air dramatiquement grave me serrait le gosier. J’attendais un signe quelconque, un sourire de sa part, une preuve du deuxième degré de ses mots.

 

- Vous croyez qu’ils s’entendent bien ? demandai-je sur le ton de la plaisanterie.

- Je crois, répondit-il le plus sérieusement du monde. Ça me fait de la peine de voir votre vélo dans cet état.

Toujours sourire… J’étais consterné. Peut-être monsieur Valco était-il parfois un peu fou ? La solitude n’est jamais très bonne pour la santé. Il enchaîna :

 

- Je vous présenterai mon vélo tout à l’heure. C’est un mâle, comme le vôtre.

 Je plantai mes yeux dans les siens, et je cherchai, je cherchai une petite lueur qui aurait trahi sa malice, convaincu qu’il se moquait de moi. Mais monsieur Valco ne plaisantait pas. J’en eus la tête qui se mit à tourner.

Mais non ! C’est moi qui ne suis pas assez fin, me fis-je à moi-même. Monsieur Valco a de l’esprit, c’est son art de vivre. Il finit par interrompre l’interminable partie :

- Je vous prépare de la soupe au pistou pour déjeuner, vous aimez ?

- Beaucoup.

- Alors, continuez la partie sans moi, je m’en vais vous la préparer.

 

Je le regardai partir vers la cuisine, un peu perplexe :

 

- Vous voulez vraiment que je continue la partie tout seul ? demandai-je en hésitant.

 

Il eut l’air de se demander si j’étais sérieux. Il devait avoir la même tête que je faisais tantôt :

 

- Voyons, je disais ça comme ça, vous faites ce que vous voulez, Raphaël !

 

Je ressentis un certain soulagement. Il continua :

 

- Vous n’avez qu’à monter dans ma chambre regarder la télévision. Je vous appellerai lorsque ce sera prêt.

*

Après le déjeuner, monsieur Valco m’introduisit dans son garage, qui était sombre et froid, uniquement éclairé par une petite ampoule sous laquelle il avait l’habitude de bricoler. Mais pour y voir clair dans toute la pièce, il était nécessaire de laisser les deux battants du garage ouverts en grand. Monsieur Valco ne possédait pas d’auto.

Partout il y avait des pièces de vélo, des centaines de pièces de vélo. Des selles et des pédales, des manivelles et des potences, des cintres et des patins de freins, étaient soigneusement étalés sur des étagères en bois fixées au mur. Sur un plan de travail, une direction était entièrement démontée : en ordre parfait se côtoyaient une bague, des billes, la cuvette inférieure, une douille de direction, une autre bague, encore des billes, la cuvette de fourche, une rondelle à ergot et un contre-écrou. Sur les murs étaient suspendus des outils de toutes sortes, des démonte-pneus, des clés à rayon, des clés à cône, des clés-tubes. Il y avait aussi des jantes et des cadres de vélos, vieux ou étonnamment modernes. Au fond, dans l’ombre, le vélo de monsieur Valco. A côté de lui, le mien, qui attendait d’être soigné. Dans un coin, une vieille malle toute cabossée, couleur bordeaux.

Monsieur Valco s’était mis en tenue. Il enfourcha sa bicyclette avec entrain, et prit son élan :

 

- Faites comme chez vous, Raphaël, je serai de retour en fin d’après-midi. Promenez-vous un peu, marchez jusqu’au Tholonet. A tout à l’heure !

- Soyez prudent, Pierre !

Il ne m’entendait déjà plus. Je le vis partir en danseuse, et bientôt, il disparut au loin, au sommet de la côte de Saint-Antonin. Je refermai soigneusement le garage, et je partis à pied dans la direction opposée, vers le Tholonet.

Tournant le dos à la montagne de Cézanne, plongée dans la brume, je marchai plusieurs kilomètres avant de voir les premiers platanes du village, à l’entrée duquel un bar étendait sa terrasse de part et d’autre de la petit route. Je m’y installai.

- Bonjour, monsieur, me salua le serveur, qu’est-ce que je vous sers ?

- Un chocolat chaud, s’il vous plaît. Dites-moi, c’est encore loin, Aix-en-Provence ?

- Vous êtes à pied, monsieur ?

- Oui, je viens de Gamars.

- Gamars ? Vous y avez laissé votre voiture ou bien… ?

- Non j’y loge.

- Vous logez chez le vieux fou de Gamars ?

- Vous le connaissez ? Pourquoi dites-vous cela, ce n’est pas gentil.

- Ce n’est pas méchant, quand je dis ça, monsieur.

- Reconnaissez que ce n’est pas très gentil non plus ! Vous le connaissez ?

- Le vieux Valco ? Vous me direz, on n’a pas très souvent l’occasion de discuter avec lui. Il est très timide, et comme je vous le disais, il est un peu gaga. Enfin, je dis ça, mais si vous êtes un parent…

- Pas du tout. Mais je ne le trouve pas gâteux, moi.

- C’est de la folie douce. Il est gentil. Mais il vit tout seul depuis des décennies, c’est un sauvage, un vieux de la montagne, le Valco. Il a un petit vélo dans la tête.

- Oui, c’est un cycliste chevronné, n’est-ce pas ?

- Tous les jours, on le voit passer, il fait le tour de la montagne, Valco. Il se prend un peu pour un champion du Tour de France, le malheureux. Mais il ne s’arrêterait pas. Il est farouche.

- Vous trouvez ?

- Il a peur des gens, me fit le serveur à voix basse avec des airs de conspirateur. Le monde le terrifie. Il recule quand on l’aborde, il tremble quand on lui parle, il baisse les yeux quand on le regarde. Il doit être un peu paranoïaque.

- Si vous le dites !

- Pardi ! Hein, René, qu’il est louche le Valco, de Gamars !

- Bah ! répondit un homme devant son pastis. Il ondule un peu de la toiture, mais il est brave, tu sais. C’est un bon gars. Il est très gentil, fiche-lui la paix, à Valco.

- Ça n’empêche pas, se défendit le premier, pour sûr, il est gentil, mais il est quand même bizarre.

- Il ne me dérange pas, reprit l’autre, flegmatique.

- Je vous apporte votre chocolat, monsieur.

 

Lorsqu’il revint, je l’interrogeai encore :

 

- Tout à l’heure, vous ne m’avez pas répondu : c’est encore loin, Aix-en-Provence ?

-  Aix ? Ma foi, cinq, six kilomètres. Vous restez longtemps à Gamars ?

- Mon vélo est en panne. Le temps de le réparer. Ça fait longtemps que monsieur Valco habite à Gamars ?

- Moi, je l’ai toujours connu ici, et j’ai quarante ans. René, ça fait longtemps qu’il est à Gamars, le vieux ?

 

D’un paresseux haussement de sourcils, René indiqua qu’il n’en savait rien. Mais il finit par sortir lentement de sa torpeur :

 

- Je crois qu’il n’est pas de la région. Il a acheté la maison un jour, il devait avoir trente ans, ou quelque chose comme ça.

- Vous savez ce qu’il faisait dans la vie ?

- Aucune idée, fit René en s’endormant doucement.

- Il m’a dit qu’il était dans le spectacle, continuai-je. Un artiste ambulant, ça vous dit quelque chose ?

- Ça doit être ça, fit le nonchalant consommateur.

- Ça ne m’étonnerait pas, enchaîna l’endiablé serveur.

 

Il se pencha vers moi, et d’un air complice :

 

- Comment est-ce, chez lui ? Je suis sûr que c’est un capharnaüm !

- Détrompez-vous, tout est très propre et bien rangé.

 

Il se releva surpris, comme déçu, et oublia de parler à voix basse :

 

- Tiens, c’est étrange, j’aurais parié le contraire.

- Monsieur Valco est un homme très méticuleux, vous savez.

- Et le décor, comment est-ce ?

- Le décor ?

- L’intérieur, le mobilier… C’est beau ?

- Ah oui ! c’est un très bel intérieur, très coquet, tout à fait charmant.

- Vous vous moquez de moi ?

- Pourquoi ? Qu’est-ce que cela a d’extraordinaire ?

 

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