Valco de Gamars

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Je guettais le retour de monsieur Valco de la fenêtre de la salle à manger, lorsque je vis sa petite silhouette poindre à l’horizon. Il avait fière allure et tenait une bonne cadence. Quatre-vingt kilomètres en moins de quatre heures, pour ses soixante-seize ans, c’était remarquable et épatant.

 

Sur son vélo, monsieur Valco levait les bras. Il serrait les poings, et les dents, dans un sourire carnassier. A la manière d’un champion qui gagnerait une étape du Tour de France, il saluait une foule imaginaire. Je l’entendis crier de joie ! Il descendit de vélo, et fit mine de remercier ce public qu’il s’inventait et de signer des autographes. « Merci, merci » répétait-il, devant la porte du garage, ignorant que je l’observais.

 

Frais comme un gardon, il se précipita vers la cuisine :

- Vous devez avoir faim, Raphaël ! Je vais préparer le dîner.

- Pierre, je vous en prie ! Reposez-vous, prenez le temps d’arriver, vous descendez à peine de vélo. Je patienterai.

- Vous êtes sûr ? Je vais prendre ma douche, alors.

- Faites, je vous en prie. Votre promenade s’est bien passée ?

- Oui. J’ai crevé dans le col des Portes, ça m’a fait perdre du temps. Une crevaison, ça vous fait perdre un Tour de France.

- C’est arrivé à plus d’un grand champion. Tenez, Loupidor, en . . . 6, a perdu toutes ses chances dès la…

- Oui, je sais, Raphaël, je vais prendre ma douche.

Parfois, monsieur Valco était un peu vexant. Je n'aimais pas être interrompu au milieu d'une phrase.

*

Mon amphitryon était excellent cuisinier, et le coq au vin délicieux.

 

- Vous vous êtes promené, un peu ? me demanda-t-il.

- Oui, j’ai marché jusqu’au Tholonet. J’y ai pris un verre.

- C’est gentil, le Tholonet. Comment trouvez-vous le coin ?

- C’est très agréable. Il y a beaucoup d’habitants, au Tholonet ?

- Je l’ignore. Vous avez rencontré des sangliers ?

- Des sangliers ? Diable ! non ! Mais j’ai rencontré des gens.

 

Silence. Monsieur Valco se servit un verre de rouge et en versa un peu dans son assiette de coq au vin, qu’il saupoudra de parmesan.

 

- Vous aimez bien les gens du coin ? demandai-je.

-  Oui.

 

Ce n’était pas un oui très convaincant.

 

- Ils sont plutôt sympathiques, non ? continuai-je.

-  Je crois. Vous savez, je sors peu.

- Pourquoi ?

- Les gens n’ont pas besoin de moi.

- Et vous, vous n’avez pas besoin d’eux, Pierre ?

 

Pour toute réponse, il leva son verre :

 

- A votre santé, Raphaël ! Vous êtes un garçon sympathique. Il en manque.

- Comment le savez-vous, si vous ne sortez jamais ?

-  Je ne suis pas coupé du monde, mon garçon, je lis le journal, j’ai la télé et la radio, j’habite près de la ville. Je m’informe, je sais comment va le monde, je sais comment sont les gens, je ne suis pas un sauvage !

- Pardon, je ne voulais pas vous offenser.

- Mais vous ne m’offensez pas ! Que vous ont-ils dit ? Que j’étais un vieil idiot ? Un fou ? Un sorcier ? Vous êtes assez intelligent, vous, pour vous abstraire du jugement des autres.

 

Monsieur Valco disait tout cela très calmement et sans aucune amertume. Il savait être véritablement déroutant. Je blêmis. Puis répondis en bredouillant :

 

- Mais n’ayez crainte, Pierre, ne vous imaginez surtout pas que l’on m’ait dit du mal de vous, c’est faux.

- Sans dire du mal, on brise un homme, c’est facile.

- Pourquoi voudrait-on vous nuire ? Et puis je vous défendrais si l’on vous déshonorait.

- Je ne vous en demande pas tant.

- Et si l’on m’avait dit du bien de vous ?

- Regardez-moi, Raphaël : osez soutenir qu’on ne m’a pas traité de vieux fou.

- Pierre, vous n’êtes pas le centre de la terre, tout le monde ne parle peut-être pas de vous.

- Car le monde est instable. Il a parlé de moi, mais il m’a oublié.

- Que voulez-vous dire ?

- Je me comprends.

- Vous en voulez au monde ?

- Pas spécialement. J’ignore qui est le monde. Et réciproquement. Ces gens peuvent bien parler de moi, ils ne savent pas qui je suis. Moi, je ne parle pas d’eux.

- Et les gens, ils vous en veulent ?

- Ils n’ont aucune raison de m’en vouloir.

- Mais bon sang, Pierre, il y a bien des gens que vous connaissez, quelque part !

- Mais qui voudriez-vous ?

- Vous avez bien eu des amis ? Vous n’êtes pas le seul à vous connaître, tout de même ?

- Mais oui, les gens me connaissent. Mais qui sait qui je suis ?

- Je ne comprends rien de votre charabia !

- De toutes façons, cette discussion n’a aucun sens.

- Et votre vie, a-t-elle un sens ?

 

C’était sorti tout seul, j’étais hors de moi. J’aurais voulu le saisir au col, et l’agiter dans tous les sens, lui dire « debout ! et en avant ! », briser ce défaitisme insupportable. Mais je rougis instantanément. Comment avais-je pu dire une chose pareille ? J’étais mort de honte. Monsieur Valco m’offrait le couvert et le gîte, et je l’insultais ! Je voulus bredouiller des excuses, quand, toujours aussi flegmatique, après avoir vidé son verre, il soupira :

 

- Non.

- Pierre…

- Un scrabble ?

- Si vous voulez.

*

 La nuit était paisible, mais j’avais du mal à trouver le sommeil. Vers une heure, j’entendis la porte de la chambre de monsieur Valco s’ouvrir doucement, puis des pas feutrés dans le couloir, puis dans l'escalier. Les minutes passèrent, et monsieur Valco ne remontait pas. Au bout d’un long moment, je me levai, et sortis à mon tour. Je descendis lentement l'escalier. Du deuxième palier, je le vis, dans la salle à manger, attablé, qui parlait en regardant fixement devant lui :

 

- La vigilance sera de rigueur sur ce parcours vallonné. Je redoute des attaques dans le dernier col.

 

Cela ayant été dit, Monsieur Valco se leva, fit le tour de la table, et s’assit en face de la place qu’il occupait précédemment, puis reprit :

 

- Mais vous avez course gagné, monsieur Valco…

 

A nouveau, il fit le tour de la table, et se répondit :

 

- Il faut rester méfiant. J’ai des adversaires redoutables, de grands champions auxquels je dois faire attention.

 

Changement de place.

 

- Mais vous avez laminé l’adversité. Vous n’avez plus de rival.

 

Même manège.

 

- Je n’aurais pas cette prétention de dire que j’ai rompu l’adversité. La course est rude, elle m’a été favorable jusqu’à présent, elle peut encore se retourner contre moi.

 

Tour de table.

 

- Nous nous accordons tous à dire, entre nous, journalistes, que sauf incident, votre victoire n’est plus qu’une formalité. Et pourtant, vous demeurez toujours humble et prudent : peut-on vous qualifier de champion de la modestie ?

 

Retour à la case départ.

 

- Vous m’embarrassez. Je suis champion tout court, je veux bien vous le concéder.

 

Nouveau voyage.

 

- Monsieur Valco, nous vous remercions infiniment. Félicitations et bonne chance !

 

Puis enfin :

 

- Je vous remercie, messieurs. Bonsoir à vous.

 

Comme il se leva, je me précipitai dans ma chambre pour ne pas être vu. Je l’entendis qui retourna discrètement dans la sienne. Je m’assis au coin du lit. Oui, peut-être monsieur Valco était-il fou. Mais quel mal faisait-il ? Il était peut-être schizophrène. Ou simplement s’amusait-il ? Je finis par m’endormir.

Au petit matin, il n’y avait pas eu de chuchotis, comme la veille, qui m’avait réveillé, j’en fus un peu surpris, et peut-être même déçu. Lorsque je m’éveillais, il était neuf heures, la maison était vide. Monsieur Valco avait laissé un mot sur la table :

 

Je suis sorti faire ma promenade quotidienne. Après déjeuner, j’irai acheter à Aix les pièces nécessaires à la réparation de votre vélo. N’hésitez pas à regarder la télévision dans ma chambre, et à prendre des vêtements propres dans l’armoire.

 

Pierre.

 

Je n’avais guère d’autre choix que de regarder la télévision. Je n’avais pas le cœur à lire. La vie à Gamars n’était en définitive pas très passionnante. Où monsieur Valco avait pu vivre seul des décennies durant, je n’étais pas certain de tenir trois jours d’affilée. Du reste, j’étais entièrement dépendant de lui. Il n’y avait aucun véhicule, sinon le vélo avec lequel il était en train de rouler, et le mien, parfaitement inutilisable. Je ne connaissais pas la région. J’étais prisonnier à Gamars ! Prisonnier de monsieur Valco !

Je m’étendis sur son lit, devant le poste. Je me rappelai la tempête qui m’avait fait échouer à Gamars : elle me semblait si lointaine déjà ! J’avais l’impression d’être chez monsieur Valco depuis une semaine. Valco de Gamars ! pensai-je, qui êtes-vous ? Que faites-vous ? Que voulez-vous ? D’où venez-vous ? Que pensez-vous ? Valco de Gamars, répondez !

J’avais dû m’endormir… J’entendais Monsieur Valco au rez-de-chaussée. J’éteignis le poste et descendis l’accueillir.

- Bonjour, Pierre ! Bonne promenade ?

- Bonjour, champion. Excellente ! Il fait beau, vous avez vu ça ? Je prépare le déjeuner, et puis j’irai à Aix acheter votre dérailleur.

- Je ne voudrais pas que cela vous dérange, Pierre. Si vous voulez, j’irai moi-même.

- Pas question ! Laissez-moi faire ! Vous avez bien dormi ?

- Très bien.

- Vous n’avez pas été dérangé ?

-  Par qui, ici ?

-  Gamars est peuplé de fous, vous savez.

- C’est vous, les fous ?

- A mon âge, il n’y a plus que mes jambes qui tournent rond.

- Vous êtes épatant. Tous les jours, il faut le faire !

- Vous le faites bien, vous.

- Je n’ai pas roulé depuis deux jours.

- La faute au vélo. On va arranger ça. Demain, vous pourrez me quitter.

- Ce sera avec regret.

- Quelles seront vos prochaines destinations ?

- J’improviserai. Je vais descendre sur les Pyrénées en passant d’abord par le Tarn.

- Par le Tarn ?

- Oui, j’aime les routes et les gens du Tarn.

- C’est un très beau pays. J’ai beaucoup roulé là-bas, jadis.

- Et vous avez fait les cols des Pyrénées ?

- Jeune homme, j’ai fait tous les cols de France, toutes les routes, toutes les montagnes.

- Vous êtes impressionnant.

- Tenez, reversez ça dans cette bouteille, s’il vous plaît, pendant que je coupe la viande.

 

Il me tendit son bidon, qu’il avait utilisé pour son tour de la Sainte-Victoire. Je l’ouvris. Du vin ! Il restait l’équivalent de deux ou trois verres de vin rouge. Je rêve, me fis-je, Mon Dieu, dites-moi que je rêve !

 

- Pierre, c’est une plaisanterie ?

-  Quoi donc ? me fit-il un peu catastrophé par le ton que j’employais.

- Vous mettez du vin dans votre gourde !

- Détendez-vous, voyons !

- Mais vous êtes fou !

- Ah ! vous voyez, vous aussi, vous le dites !

- Vous avez roulé avec ce bidon ? Vous avez bu du vin en pédalant ? Pierre, dites-moi que ce n’est pas vrai !

- Mais c’est un très bon vin...

- Vous me faites marcher. On ne met pas du vin dans sa gourde. C’est dangereux, il ne faut pas faire ça.

- Avez-vous l’intention de me dire ce que je dois faire, jeune homme ?

- Cesser de vous mettre en péril.

- J’ai soixante-seize ans, des centaines de milliers de kilomètres dans les jambes, et des millions de litres de vin dans les reins. Vous feriez mieux d’en boire un coup, vous.

- Ce n’est pas sérieux.

- Comment croyez-vous qu’Anquetil gagnait le Tour de France ?

- Anquetil n’était pas alcoolique !

- Vous êtes terriblement délicat avec moi aujourd’hui.

- Pardonnez-moi, mais je n’ai encore jamais vu ça.

- Vous êtes jeune !

- Et encore sobre.

- Je vous assure qu’Anquetil ne se privait pas. C’est une bonne philosophie.

- Anquetil était un grand champion, lui, qui savait ce qu’il faisait. Il ne mettait pas du Bordeaux dans ses bidons !

- « Anquetil était un grand champion, lui ». N’allez pas trop loin, vos flatteries risqueraient de m’embarrasser.

- Vous ne pouvez pas vous comparer à un champion du Tour de France, Pierre.

- Et pourquoi pas ?

- Un champion ne descend pas une bouteille de rouge en montant un col, et puis c’est tout !

- Je ne vais pas être contrariant. Admettons que c’est de l’eau de source. Je suis allé la puiser ce matin même.

- Vous faites ça depuis longtemps ?

- Puiser l’eau ?

- Boire en roulant.

- Je regrette, mais je roule en buvant.

- Depuis longtemps ?

- J’aurais mieux fait de finir mon bidon, ça m’aurait épargné votre mauvaise humeur.  Tenez, débouchez-moi cette bouteille d’eau minérale pour le repas.

- Du Saint-Emilion ! C’est aussi de votre source ?

- La semaine dernière, il m’en est sorti du Pineau des Charentes. Un jour, il jaillira de l’alcool à 90°.

 

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