Valco de Gamars

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Monsieur Valco réparait mon vélo dans le garage, tandis que je regardais la télévision dans sa chambre. Il avait tenu à ce que je le laisse s’occuper de tout. Il tirait un plaisir incommensurable à soigner ma bicyclette. Il était allé acheter le dérailleur à Aix-en-Provence, dans la rue Mignet, disait-il, «chez Monsieur Zammit, le seul vrai vélociste».

Rien dans la maison de monsieur Valco n’indiquait s’il fût marié. Sa chambre se contentait d’un lit d’une place, d’une très belle armoire, sur les portes de laquelle deux grands miroirs multipliaient la perspective de la pièce, d’un petit pupitre en bois, et d’une table de chevet. La télévision trônait sur un plan fixé au mur, à environ un mètre quatre-vingts du parquet. La chambre était sobre. Pas un tableau, pas un portrait.

J’aperçus par la fenêtre une petite silhouette sautillant sur la route. C’était monsieur Valco sur mon vélo, qu’il avait achevé de retaper. Je descendis au garage. Comme le vieil homme essayait ma monture dans la côte de Saint-Antonin, j’enfourchai le sien, prêt à le rejoindre. Je glissai un pied dans une cale.

-  Descendez de ce vélo, je vous en prie !

 

Monsieur Valco était apparu à l’entrée du garage. Ses yeux paniqués trahissaient un grand émoi. Il n’osait pas avancer.

 

- Raphaël, descendez, je vous en prie, répéta-t-il.

- Que se passe-t-il, Pierre ? Vous êtes malade ? Vous êtes tout blanc ! m’écriai-je en bondissant de la bicyclette.

- S’il vous plaît, ne refaites plus jamais ça. S’il vous plaît.

- Mais de quoi parlez-vous ?

 

Le dos voûté, le bras tremblant, la voix chevrotante et l’œil craintif, monsieur Valco, soudain tout chétif, paraissait terrifié.

 

- Il ne faut pas monter sur mon vélo, dit-il en bégayant.

- Mais pourquoi ? Je l’ai à peine enfourché, rassurez-vous.

- Il ne faut pas.

- Mais enfin, souris-je, vous êtes bien sur mon vélo, vous !

- Vous ne comprenez pas, il ne faut pas. Promettez-moi de ne pas toucher à mon vélo. C’est mon âme, ce vélo. C’est mon corps. Prenez-moi pour un fou, mais s’il vous plaît…

- Bon bon, c’est entendu, n’ayez crainte. Je comprends.

 

Je ne comprenais pas du tout, en vérité ! Je l’accompagnai avec circonspection à l’intérieur du garage, en le soutenant par le bras.

 

- Je vais bien, je vais bien, Raphaël, ne vous inquiétez pas. Votre vélo est guéri, je l’ai remis sur roues. Il est en parfait état, dit-il en s’assoyant sur la vieille malle.

- C’est impeccable, je ne sais pas comment vous remercier, Pierre.

- Ça me fait plaisir. Vous dormirez encore ici ce soir, n’est-ce pas ?

- Bien sûr. Je repartirai demain.

- C’est bien. Vous n’avez qu’à rouler un peu pendant que je prépare le dîner, si vous voulez, fit-il cramponné à sa cantine. Avec votre vélo, je veux dire.

En fin de compte, monsieur Valco n’avait que trois occupations dans la journée : faire du vélo, préparer le déjeuner, préparer le dîner, la première citée prenant place avant ou après la deuxième selon les jours. Pendant qu’il s’adonnait à l’une d’entre elles, j’étais invariablement chargé de m’occuper, en regardant la télévision, en finissant seul les parties de scrabble, ou en essayant mon propre vélo !

 

La route vers Aix était tout à fait charmante. J’avalai les quelques kilomètres qui séparaient Gamars du Tholonet – René était attablé à la terrasse du bar et discutait avec le serveur - et entrai plus loin dans Aix-en-Provence pour la première fois de ma vie. J’arrivai bientôt sur une petite place en bordure du boulevard périphérique, en face d’un grand lycée, la place Miollis : j’avais l’impression d’être à des années-lumière de Gamars ! Mieux, ou pire : que Gamars n’avait jamais existé ! Le retour à la ville rendait terriblement improbable le souvenir déjà lointain que j’avais de monsieur Valco. Je voyais autour de moi un défilé interminable d’automobiles, de camions et de motos, des passants rieurs ou renfrognés, mais diablement réels, je sentais les odeurs un peu maussades de la ville, et j’entendais, surtout, ses cacophonies : le choc de la réalité oubliée de la ville reléguait Gamars dans un vieux songe. Monsieur Valco relevait soudain du rêve. Il me sembla brutalement que je sortais d’un sommeil étrange, où j’avais inventé Gamars et monsieur Valco, que nous n’étions que samedi, et que j’émergeais à peine de la tempête. Mais un coup d’œil à l’arrière, sur le dérailleur flambant neuf, me rappela qu’à quelques kilomètres de là, au milieu de nulle part, à flanc de montagne, un vieil ermite préparait une blanquette de veau.

 

J’avais besoin de cartes routières de la région, pour mes prochaines étapes. Un passant m’indiqua le cours Mirabeau, que la rue de l’Opéra reliait à la place où j’étais. Après avoir attaché mon vélo devant un bar qui s’appelait La Belle Epoque, je m’engouffrai dans le Monoprix, où j’achetai mes cartes. Et une lampe de poche. Puis je me promenai dans le vieil Aix. Je songeai que monsieur Valco avait bien tort de ne pas sortir plus souvent, car Aix était absolument enchanteur. Je regrettai de n’avoir pu y séjourner, comme convenu. La faute au dérailleur !

 

Je rentrai à Gamars.

- Alors, il roule bien ? m’accueillit monsieur Valco d’un air ravi.

- Parfaitement bien. Il est remis d’aplomb. Je vous remercie infiniment, Pierre.

- Vous aurez remarqué que j’ai graissé la chaîne avec du côtes du Rhône ?

- C’est qu’en effet il ne roulait pas droit !

- Tenez, assoyez-vous mon grand.

 

Le couvert était mis. Au centre de la table, des roses. Comme toujours, le repas était délicieux.

 

- Où êtes-vous allé rouler ?

- Je suis allé jusqu’à Aix-en-Provence.

- Vous avez vu la Rotonde ?

- C’est la grande fontaine qui est en bas du cours Mirabeau, n’est-ce pas ?

- Oui, elle est magnifique, vous ne trouvez pas ? C’est un bijou. Vous avez vu les statues ?

- Mais vous ne sortez à Aix-en-Provence que pour faire les courses, et vous avez l’air de connaître par cœur…

- Mais quelle image avez-vous de moi ? Croyez-vous que je ne regarde pas le monde ? La Rotonde existe depuis le dix-neuvième siècle, cela m’a laissé le temps de l’admirer, vous savez. Et dites « Aix » tout simplement, soyez intime avec elle, ne faites pas comme les mauvais guides touristiques.

- Pardon.

- Nous disions donc que c’est une belle ville.

- Vous-même, y avez-vous vécu, Pierre ?

- Non, je me suis toujours contenté d’habiter à Gamars.

- Depuis toujours ?

- Non.

- C’est vrai, vous voyagiez.

- Oui.

 

Monsieur Valco buvait. Compte tenu de la quantité d’alcool qu’il ingurgitait chaque jour, sa capacité de résistance était étonnante. Il cessait de parler. Comme il avait coutume de meubler les silences en buvant, il se mit à boire à qui mieux mieux.

 

- Vous ne faites jamais d’autre promenade que celle de la Sainte-Victoire ?

 

Mouvement de la tête pour dire non. Je cherchai une question à laquelle il ne pût répondre ni par oui ni par non.

 

- Demain, j’aimerais faire le tour de l’étang de Berre. Vous devez avoir une idée de la distance : à votre avis, combien ?

- Vous avez acheté une carte routière, elle sera plus précise que moi.

- Comment savez-vous ? demandais-je en rougissant.

-  J’ai beau être un homme de la nature, je n’ai pas la prétention d’être meilleur qu’une carte routière, tout de même.

- Non, comment savez-vous que j’ai acheté une carte ?

- A vous entendre, on croirait que c’est un secret. Et vous auriez l’impression que je vous traque que vous ne réagiriez pas autrement. Détendez-vous. Vous êtes arrivé votre carte à la main.

- Je n’ai pas cette impression, c’est faux. J’étais intrigué, c’est tout.

- Cent cinquante kilomètres.

- Comment ?

- Le tour de l’étang de Berre en partant d’ici. Cent cinquante kilomètres. C’est sans relief, et ça sent mauvais à cause des raffineries. Vous feriez mieux de rattraper le temps que vous a fait perdre votre dérailleur, et de filer en direction de l’Espagne. Il y aura d’autres étangs.

Après l’inévitable partie de scrabble, nous montâmes dans nos chambres respectives. C’était ma dernière nuit chez l’insolite monsieur Valco. Cet homme cachait un mystère. D’ailleurs, comment peut-on vivre à Gamars si l’on n’a pas un secret ?

 

J’attendis, fébrile, une éventuelle manifestation nocturne de monsieur Valco. Elle se produisit un peu avant minuit. Comme la nuit précédente, je l’entendis descendre à pas feutrés. Discrètement, je descendis à mon tour jusqu’au deuxième palier, d’où je l’apercevais, sceptique mais déjà habitué, qui réalisait les mêmes et étranges manœuvres : assis d’un côté de la table, le vieil homme s’adressait à un interlocuteur purement imaginaire, puis il prenait la place de ce dernier et se répondait :

- Monsieur Valco, votre victoire d’aujourd’hui fut pour ainsi dire éblouissante. Mais certains disent que vous la devez essentiellement à la crevaison de Loupidor. Est-il vrai que vous avez placé votre attaque au moment d’apprendre cet incident ?

- C’est complètement faux. Au moment d’attaquer, j’ignorais que Loupidor avait crevé. Et je vous jure que je me serais abstenu si j’avais su. J’aurais attendu.

- Et croyez-vous, monsieur Valco, que, sans cette crevaison de votre rival, votre victoire eût été moins facile ?

- Eh bien ! c’est possible.

- Les critiques vous ont blessé ?

- Naturellement.

- Et vous n’avez rien à ajouter ?

- Non. Je n’ai pas été déloyal, croyez-moi, c’est tout ce que j’ai à dire. Cette panne de Loupidor me désole. J’aurais préféré qu’elle n’eût pas lieu.

- Monsieur Valco, nous vous remercions. Félicitations et bonne chance à vous !

- Merci, messieurs. Bonsoir.

Je remontai rapidement, il retourna dans sa chambre. Le filet de lumière s’éteignit sous sa porte. J’attendis quelques minutes avant de descendre à mon tour, muni de ma lampe de poche. Je traversai la salle à manger, où monsieur Valco venait juste d’accorder son entretien fantaisiste au journaliste chimérique. Les soldats d’étain dans les vitrines brillaient d’un vif éclat sous le rayon de ma lampe. Les petits cyclistes avaient des airs tristes. Dans un tiroir du buffet, je pris la clé du garage.

 

Je sortis de la maison. Je tirai doucement une des deux portes du garage. Je m’y introduisis.

 

Un nœud dans le ventre m’indiquait que j’avais le trac. Sans guère hésiter, le souffle rapide, le bras tremblant, l’estomac noué, je me dirigeai vers le fond du garage : la vieille cantine rouge apparut timidement dans la faible lumière de ma lampe. Je m’agenouillai. J’avais le sentiment confus, depuis que j’avais vu monsieur Valco s’asseoir dessus au moment de son mystérieux émoi, que cette cantine devait pouvoir résoudre quelque obscur secret. C’était une malle en métal bordeaux bosselé. Je l’ouvris.

 

Monsieur Valco était un homme très méthodique et organisé. Aussi, le contenu de la malle était ordonné de manière rigoureuse et scrupuleuse. A droite, il y avait une pile de vêtements, minutieusement pliés. A gauche, des livres, disposés en rang par ordre de grandeur, la tranche vers le haut, et des journaux. Au milieu, des médailles.

 

Les vêtements étaient des maillots cyclistes. Le premier de la pile était un maillot jaune, d’un jaune terne et délavé, dont on devinait qu’il avait été éclatant. Car c’était un très vieux maillot, aux poches décousues, au tissu abîmé. Les trophées portaient des noms de courses cyclistes, comme je m’y attendais. Et naturellement, les livres parlaient de vélo.

 

Mais mon attention fut rapidement appâtée par le premier des journaux qui s’offraient à ma vue. Un grand titre s’étalait : « Ovation pour le virtuose Walko ». Je dépliai le vieux journal, daté du 20 juillet . . . 6. Sur la photographie, qui illustrait l’article, un jeune homme aux airs d’adolescent et au regard timoré me souriait humblement, en brandissant un bouquet, le torse ceint d’un magnifique maillot jaune. Sous le titre défilait l’éloge du journaliste :

 

« Le petit enfant cachait bien son jeu. Nous l’avions pris au début du Tour de France pour un malheureux loupiot, qui aurait pris la course en route, égaré sur le bord du chemin, et que sa mère aurait repris au virage suivant. Mais le bambin était loin d’être là par hasard. C’est qu’il savait comment on gagne un Tour de France, et de la plus belle des manières. Branle-bas de combat ! le garçonnet est un champion ! Le garnement est un nouveau Bobet ! Trois semaines et quatre mille kilomètres plus tard, on retrouve notre diablotin sur la pelouse du Parc des Princes, enveloppé d’un maillot jaune. Cette tunique solaire qu’il porte éblouit la foule qui se presse autour de lui, elle est la marque des grands champions, il peut en faire son blason, car il est destiné à la porter des années encore. Un vagabond a vu la lumière flavescente du maillot et s’est engouffré dans le Parc. Béat d’admiration, il reconnaît déjà l’enfançon en haut du podium, car qui à présent ignore encore la tête et le nom du nouveau prodige ? Le vagabond se mêle à la foule en délire, il acclame le petit virtuose, et se met aussi à scander son nom, ce nom qu’a chanté la France des heures durant. Car c’est un nom qui se chante ! D’ailleurs, tous les héros ont des noms qui se chantent. Ecoutez le pays qui vibre et fredonne gaiement celui de son nouveau champion : Boutros Walkovissian est devenu pour juillet l’homme le plus connu de France.

 

Walkovissian, alias Walko, ne satisfait pas vraiment l’idée qu’on pouvait s’en faire il y a trois semaines encore : c’est un garçon bas de taille, presque rondouillard, et pourtant de frêle apparence, tant il semble craintif. Sa timidité n’est pas feinte. Et sa modestie est à la hauteur de son talent. Le plus humble des coureurs cyclistes est aussi le plus prodigieux des grands champions. En gagnant ce Tour de France, Walko a rénové le mythe des forçats de la route, et s’est acquis l’éternelle popularité, celle des Robic, des Coppi et des Bobet.

 

Son nom n’est pas français, et pourtant, le virtuose affiche sans accent sa fierté de l’être. Ses parents sont étrangers, installés en France, à Albi, depuis vingt-cinq ans, fidèles à elle, reconnaissants, et même amoureux d’elle. C’est précisément à Albi qu’a commencé l’histoire du petit Walko le 22 février . . . 2.  Son père est arménien, ce qui explique son nom, sa mère est syrienne, ce qui explique son prénom, et lui est tout simplement vainqueur parfait du Tour de France, serait-on tenté de dire. Vainqueur parfait, et français, hurlent les chauvins. Car avant d’être en jaune, Walko était en bleu-blanc-rouge. Non, l’équipe de France ne s’est pas trompée, et c’est heureux, car nous sommes bien vernis d’avoir un si beau champion. Nous en sommes jaloux. Au moment de l’ovation, hier au Parc, nous nous sommes tous rappelé ce jour, au début du mois, où nous avions entendu son nom pour la première fois. Les radios criaient son nom en l’écornant et en l’ébréchant, cependant qu’insouciant, l’intéressé s’envolait royal vers les cimes et réalisait l’un des plus beaux exploits de l’histoire du vélo : Walko quoi ? Walko qui ? Walkovissian. Qui est-il ? D’où vient-il ? Désormais, le quidam prononce avec enthousiasme ce patronyme qui lui paraissait de prime abord un peu ingrat. La foule s’est faite familière et l’appelle volontiers Walko.

 

Le Tour de France est décidément un singulier spectacle, qui unit les hommes autour d’un autre, un petit individu, tout de jaune vêtu, qui cristallise sur son nom les meilleures qualités humaines : courage, persévérance, modestie, gentillesse, tolérance. Le petit Walko est plus qu’un homme qu’on aime. C’est un emblème.

 

Mieux encore : faites gagner un Walko et nous nous découvrons une passion soudaine pour l’histoire arménienne. Qu’il s’appelle Boutros, et on s’intéresse à la patrie de sa mère.

 

Suite de l’article en page 3»

 

Walko… A présent, c’était frappant : le jeune homme sur la photo, à gauche de l’article, ce jeune homme timide et réservé, farouche et mal à l’aise, ce champion des champions du temps jadis, qui avait été élevé au rang de héros national cinquante-deux ans auparavant, ce jeune homme, encore presque boutonneux, au regard inquiet, ce jeune homme, c’était monsieur Valco. Pierre Valco était Boutros Walkovissian. Pierre n’était d’ailleurs jamais que la version francisée de Boutros.

 

Je restai interdit. L’artiste ambulant était un champion du Tour de France, bien sûr ! Mon hôte n’était rien moins qu’une vedette nationale. Mais il y avait un hic dans l’histoire du champion de Gamars. Je me replongeai dans le coffre…

 

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