Valco de Gamars

5

Le réveil fut un peu difficile. Je n’avais pas beaucoup dormi. Monsieur Valco était au rez-de-chaussée. Je glissai sous son oreiller de quoi le remercier pour son accueil et ses services, j’endossai mon sac, et je descendis.

- Bonjour champion, me salua mon hôte. Je vous ai préparé un petit déjeuner consistant. Prenez des forces pour la route.

- Je ne pourrai pas manger toutes ces pâtes, Pierre. Et vous ne me ferez pas boire de ce vin !

- Ah ! mais, le vin, c’est pour moi ! Vous avez bien dormi ?

- Comme toujours.

- Bien. Je vous ai aussi préparé vos sandwiches et vos bidons.

 

Monsieur Valco se servit du Saint-Hilaire. Un soleil radieux emplissait la pièce de sa splendeur automnale. Sur le visage du vieil homme se reflétait une douce mélancolie.

 

- Si l’orage vous surprenait, vous saurez où sonner, dit-il d’une voix un peu triste.

- Tous les orages mènent à Gamars, Pierre.

 

Il me sourit. Nouveau verre de Saint-Hilaire.

 

- Vous ne partirez pas sans avoir fait un scrabble.

- Bien sûr que non. Ce serait de la folie.

- Il n’y a rien de mieux pour se mettre en jambes.

- C’est le secret de la victoire, n’est-ce pas ?

- Comment ? demanda monsieur Valco en fronçant soudain le sourcil.

- Il y en a qui gagnent le Tour de France en buvant du vin, m’avez-vous dit. D’autres en jouant au scrabble.

 

Il y eut une lueur furtive dans l’œil de monsieur Valco.

 

- J’ai vous ai mis du côtes de Provence dans un bidon, et des pièces de scrabble dans l’autre, répondit-il en souriant.

 

Je repensai à la photo. Ce sourire timide n’avait pas changé, il n’avait pas vieilli. Le regard clair et hésitant non plus. Les pommettes, qui s’étaient un peu creusées, avaient rosi. Le bout du nez était un peu rouge. Le cheveu, fin, avait blanchi et défrisé, et s’était raréfié, mais on devinait sa blondeur passée.

*

- J’ai horreur des adieux, me fit monsieur Valco devant le garage.

- Mais nous nous reverrons, Pierre Comment pourrai-je éviter Gamars désormais ?

- En passant par Vauvenargues, de l’autre côté de la montagne.

- C’est tellement plus joli par ici.

- C’est mal fréquenté.

- Oui, il y aurait des cyclistes égarés dans la tempête.

- Et des vieux fous pour les accueillir.

 

Je lui tendis la main, après avoir enfourché mon vélo.

 

- Je vous suis infiniment reconnaissant, pour tout, monsieur Walko.

- Pas de cela entre nous. Prenez garde à vous.

- Je vous écrirai.

- Quelle est votre destination, aujourd’hui ?

- Je pourrais aller vers Nîmes. Je tomberai bien un jour sur Albi.

- Albi ? C’est la ville de Toulouse-Lautrec.

- C’est aussi celle d’un autre artiste.

- Ah oui ?

- Un artiste ambulant que j’aime beaucoup, et qui mérite qu’on l’admire. C’est un très grand champion, vous savez.

 

Regard circonspect. Froncement de sourcils.

 

- Vous allez l’y chercher ?

- Non, je l’ai déjà rencontré. J’ai même un mot écrit de sa main.

- Et que vous dit-il ?

- Qu’il est sorti faire du vélo.

 

Je pris mon élan, et saluai le vieil homme. Ses yeux embués brillaient dans l’éclat du jour. Il me fit signe à son tour de sa main timide. Un sourire pudique et incertain trahissait son trouble. Je descendis la côte et sortis de Gamars.

Aussitôt, je me remis en mémoire les deux jours que j’y avais passés. L’orage. Les délires de mon hôte. Le bar du Tholonet. Le scrabble. Monsieur Valco ! Le garage. La malle. Le secret.

Monsieur Valco cachait bien son jeu. Le vieil ermite s’était autrefois couvert de gloire. Je l’avais pris au début pour un gentil sauvage, mais l’ermite était une vedette. Cet homme solitaire et ignoré de tous s’était jadis construit une popularité sans limite, et avait fasciné les foules. Pierre Valco était Boutros Walkovissian, l’immense mais éphémère champion, qui avait été le sportif le plus célèbre du monde, et par suite, le mieux oublié des héros d’un jour. Car qui, en définitive, avait retenu son nom ? Qui, pour ainsi dire, savait que Walko vivait encore ?

 

On ne s’isole pas à Gamars par hasard. L’histoire de monsieur Valco avait quelque chose de tragiquement cruel et injuste. Son heure de gloire fut courte. La vieille cantine, dans son garage, contenait l’histoire de sa renommée brisée. Au fond de la malle, sous les marques de la gloire, j’avais trouvé cet article, intitulé Le Maillot Jaune oublié, écrit trente ans après le premier que j’avais lu, daté de . . . 6, qui la racontera mieux que moi :

 

 « L’histoire de Boutros Walkovissian est une histoire très courte et très simple. Elle ne dure que trois semaines. C’est l’histoire d’un petit Albigeois devenu vainqueur du Tour de France. Et puis c’est tout. La gloire n’a fait que passer, en coup de vent.

 

L’insolite destin de Walkovissian commence un après-midi de juillet . . . 6, lorsqu’il remporte avec éclat une étape de montagne du Tour de France et s’empare du Maillot Jaune : la gloire lui tombe sur la tête au détour d’un virage. La France cycliste, dans une époque qui vit encore à l’heure du Tour, découvre un champion d’envergure qu’elle ne se connaissait pas. L’homme est modeste, timide et n’ose pas sourire aux photographes : sa popularité soudaine est à la mesure de sa pudeur. Aussitôt la France entière connaît tout du petit coureur. Issu d’une union improbable entre un Arménien et une Syrienne catholique installés à Albi depuis vingt-cinq ans, « Walko », comme on l’appelle déjà, est arrivé dans le vélo un peu par hasard, en faisant ses tournées de jeune facteur. L’histoire du Tarnais tombe à point nommé pour la presse qui, en mal de héros, se fait fort de glorifier le nouveau prodige, lequel n’en demande pas tant. C’est trop d’honneur pour lui, qui croit à peine à ce qui lui arrive. Et pourtant, dopé par les hommages et sa nouvelle notoriété, Walko se sent des ailes : il n’a qu’à les déployer. C’est ce qu’il fait, matraquant tous les favoris, et non des moindres : Loupidor est battu à plates coutures. La victoire finale est acquise. En l’espace de quelques jours, sa popularité dépasse les frontières. La presse, unanime et farouchement chauvine, salue l’avènement d’un « nouveau Coppi à la française», et se félicite de la domination absolue de Walko, qui vient mettre fin à celle des Italiens. La propagande redoutablement efficace des journalistes porte ses fruits et le pays se prend d’une affection sans borne pour son héros national, ce garçon sympathique à l’embonpoint naissant et qui se concentre – l’anecdote amuse - en jouant au scrabble. Les conférences de presse se multiplient, Walko croule sous les honneurs, et ne s’est jamais senti aussi fort. Le soir, après la course, il se plaît à lire les dithyrambes de la presse qui l’encense. Son nom, qu’il lit bientôt à la une des journaux, ne lui avait jamais paru si beau.

 

La rivalité franco-italienne est probablement à l’origine de cet excès d’exaltation : ultra-dominée depuis des années par les coureurs italiens, la France a besoin de nouveaux champions qui rompent cette suprématie. La presse est encore le meilleur relais pour attiser les rancoeurs d’un public cocardier et parfois haineux, et pour l’inciter à honnir l’ennemi transalpin et à le tirer par le maillot. L’arrivée de Walko lui donne le prétexte de réveiller les hostilités endormies. Le public fanatisé par une presse endiablée remotive une équipe de France blasée, qui se met au service de Walko. La victoire facile de celui-ci n’en est pas moins méritoire : elle est effectivement éclatante. En dépit de sa petite bedaine et de sa réserve, Walkovissian est un champion de très grande classe.

 

Au lendemain de son triomphe à l’arrivée au Parc des Princes, les journalistes sont à court de superlatifs : jamais homme ne fut à ce point célébré depuis le Général de Gaulle. Aussi, le président de la République lui-même félicite le Tarnais et vante ses qualités exceptionnelles.

 

Boutros Walkovissian ne pouvait pas aller plus haut. Sa réussite était totale. Ou plutôt les journalistes ne pouvaient plus faire mieux. Si Walko voulait garder la faveur de la presse, il était tenu à l’impossible : faire encore mieux, ou du moins aussi bien.

 

Mais Walkovissian était de ces champions chez lesquels l’état de grâce se dissipe sous les panégyriques et les gloria. Trop d’honneur nuit au talent. La magnification a quelque chose de castrateur. La glorification tétanise. Walko le modeste fut en proie à la pire des angoisses : celle de décevoir la presse. Quand cette crainte se substitue à la peur simple et sublimante de faillir devant l’adversaire, le champion est condamné à l’échec. On promettait beaucoup d’autres victoires à Walko. "Il gagnera beaucoup de Tours de France", disait-on.

 

C’est un Walko terrifié, paralysé par la peur de frustrer les attentes inassouvissables des journalistes, qui prend le départ du Tour de France . . . 7, dont on le désigne logiquement grandissime favori. Il a de quoi s’inquiéter de ses capacités : victime d’une mononucléose que son entourage tient secrète, il pressent qu’il sera incapable de renouveler ses exploits de l’année précédente. Et dès les premières étapes, c’est la catastrophe : à bout de forces, Walko multiplie les retards et perd d’entrée toute chance de rivaliser avec les meilleurs. Le Tour de France lui échappe, le public est médusé. On attend un sursaut d’orgueil de la part de celui qui n’est déjà plus un champion aux yeux des journaux. Mais c’est vain. L’entourage du Tarnais le presse d’abandonner, en invoquant une grippe ou une dysenterie, ce qui lui permettrait de ne pas perdre la face et surtout d’excuser sa méforme. On ne montre pas un grand champion au bord du gouffre. Mais Walko fait la moue. Son directeur sportif lui explique que, lorsqu’on a gagné un Tour de France, on ne saurait se permettre de se montrer défaillant. Or, Walko n’a pas le même sens de l’honneur que les autres : plutôt mourir sur le vélo, réplique-t-il, que d’abandonner ! « J’irai jusqu’au bout, dussé-je terminer dernier », déclare-t-il. Walko commet l’erreur fatale de poursuivre une course qu’il traverse à la dérive, dans les profondeurs du classement, terrassé par une crise d’amibiase. A la sortie des Alpes, il est avant-dernier. C’est impardonnable pour la presse qui avait fait de lui un héros. Cette presse qui l’avait encensé ne s’explique pas qu’un « sous-dernier » ait pu gagner un Tour de France. Se faisant les champions de la mauvaise foi, les journalistes se lancent alors dans une vaste entreprise, qui consiste à discréditer la victoire passée de l’indigne Walko. La cause ?  L’on entend la presse transalpine se gausser : le héros national a fière allure chez les Français ! On raconte en Italie que les Français adulent un sous-fifre. Alors, plutôt que d’encourager son champion, la France le renie. Car il n’est plus question d’admirer un Walko qui se révèle être un mauvais coureur. Or, pour prouver qu’il est un mauvais coureur, il est impératif de démythifier ses exploits. Le raisonnement est enfantin. Plus personne ne doit l’encourager ou la France est ridiculisée !

 

Bientôt on peut lire dans les journaux les articles savants d’un vieil érudit en matière de sciences cyclistes qui démontre qu’il « ne fut pas plus illégitime que la victoire de Boutros Walkovissian dans le Tour de France . . . 6 ». Preuves à l’appui, on établit que l’Albigeois avait en effet bénéficié, à y regarder de plus près, « d’un ensemble de circonstances exceptionnelles, qui auraient favorisé une victoire en définitive très contestable ». Un journaliste se rappelle une malencontreuse crevaison de Loupidor, et le tour est joué : si Walko a gagné, c’est parce que Loupidor a crevé ! Conclusion aussi grotesque que diabolique : Walkovissian n’a toujours été qu’un petit coureur.

 

C’est un lynchage auquel a droit l’ancien prodige, devenu paria. Ses qualités qu’on glorifiait sont devenues ses défauts. Ses victoires sont des larcins. Et puis son nom n’est pas très français. Dépassé par les événements, Walko tente innocemment de se défendre, et parle de l’amibiase avec toute la candeur qu’on lui connaît. Avec panache, alors qu’il se vide de ses entrailles, littéralement épuisé, il franchit les Pyrénées la tête haute, en criant aux sommets qu’il est fier d’être français. Après les étapes, les journalistes viennent le voir et profitent de sa simplicité pour le brusquer, le raillant volontiers et lui posant des questions grossières. On lui demande quand il va se décider à abandonner. Walko ne comprend pas l’injustice d’un tel traitement. Un soir, un journaliste demande un entretien avec le champion déchu. On l’introduit dans la chambre du petit Walko, qui joue seul au scrabble, surpris dans sa touchante intimité. Aux questions pressantes du journaliste qui ne s’explique pas ses contre-performances, Boutros répond naïvement qu’il est malade et qu’il « ne peut pas faire mieux », mais la tension monte entre les deux hommes, car le journaliste insiste et se montre familier. L’impoli, qui s’étonne de voir le coureur jouer au scrabble plutôt que de « récupérer intelligemment de ses efforts », finit par demander, acerbe : « Mais comment avez-vous donc pu gagner un Tour de France ? ». Pour la première fois, Walko s’irrite et lance : « En jouant au scrabble ! », ce qui lui vaut le lendemain d’être vivement critiqué pour son « antipathie », lui dont on vantait la gentillesse. C’en est trop pour Walko qui n’adresse plus la parole à personne jusqu’à l’arrivée à Paris, où il termine avant-dernier du classement général, complètement découragé.

 

Bientôt, Walkovissian devient un anonyme. Sur la route, dans les rares courses auxquelles il participe encore après son désastreux Tour de France, on ne le reconnaît plus. Et il s’en félicite. L’année suivante, désenchanté, il subit le contrecoup du Tour de France, et prend soudain la mesure de l’ignominie dont il a été couvert, lorsqu’il entend un journaliste s’écrier à propos d’un coureur moyen qui vient de gagner une petite course qu’il n’aurait prétendument pas méritée : « il a gagné à la Walko ! ». Boutros n’a plus guère le goût de la compétition. A quoi bon ? se demande-t-il.

 

On perd vite la trace de l’éphémère champion, qui se retire prématurément de la compétition, à seulement vingt-six ans, probablement amer et terriblement abattu. La presse ne signale même pas cette retraire précoce. Walko s’éclipse.

 

Les années passent. On a retenu le nom de Bobet, et la foule crie encore « allez Robic ! ». Mais le nom de Walko est proprement oublié. On lui avait promis une éternelle popularité, et Walko est devenu le plus inconnu des grands champions. Peut-être certains emploient encore la vieille formule « une victoire à la Walko », dont ils ne savent plus pourquoi elle est synonyme d’une victoire sans mérite.

 

L’ancien champion s’est exilé de son Tarn natal. Son identité a quelque peu changé, mais lui pas. Je l’ai retrouvé fidèle à lui-même, trente ans plus tard, avec toujours ce même regard, candide et pudique, et ce sourire, un peu gêné, qui hésite à s’affirmer sur son visage doux et mélancolique. L’homme qui est devant moi a gagné un Tour de France, mais il n’en parle jamais. Il parle volontiers de vélo, d’Anquetil, de Loupidor, et des autres, mais de lui, jamais

 

Il a été l’homme le plus célèbre de France. Mais il se serait bien passé de cette gloire insensée. Sa disgrâce fut à la hauteur de son prestige, et je mesure le courage dont il a pu faire preuve dans la tourmente. De cette époque assurément traumatisante, Walko semble avoir hérité d’une incorrigible méfiance à l’égard du genre humain. Ses yeux brillants ne vous accordent pas facilement leur confiance. Mais l’humilité et la simplicité de l’homme Walko sont la marque du champion, et je le classe volontiers parmi les plus grands de l’histoire du sport. J’ai pu lire dans son œil une certaine rancune, nourrie sûrement à l’égard d’une presse fielleuse et d’un public ingrat, et le regret de n’avoir pu leur montrer toute sa classe. Il est temps de réhabiliter Walko, le Maillot Jaune oublié. »

 

En quittant Aix, je me promis de revenir coûte que coûte à Gamars, un jour où les éléments seraient déchaînés. Il s'y trouvait un vieil homme exceptionnel qui cachait bien son jeu.

 

1     2     3     4     < 5