Le Parc à Ferrailles

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C’est sa deuxième Toussaint depuis la mort de Lucie. Autrefois, il faisait déposer une gerbe sur la tombe de ses parents. L’an dernier, il est allé sur toutes les tombes, mais c’était au-dessus de ses forces pour cette année, il n’est resté qu’auprès de Lucie. Sa mère est morte d’un cancer du cerveau quand il avait treize ans. La cervelle, son père se l’est brûlée d’un coup de flingue lorsqu’il en avait vingt. Son premier frère est aux trois quarts dingue, l’autre l’est en plein, il est en taule pour crime raciste. Un soir de Noël, il a épinglé un jeune Arabe sur la porte de son garage du bout de son harpon. Le type a été retrouvé le visage laminé, les parties broyées, le harpon dans le cœur. Il a dit qu’il voulait s’offrir un Algérien pour cadeau de Noël. C’était un Marocain. Vincent, lui, ne ferait pas de mal à une mouche. Il a trop mal pour vouloir faire du mal aux autres. Il croit que sa vie n’a jamais ressemblé à rien, sauf peut-être lorsqu’il y avait Lucie, ça commençait à prendre une forme intéressante. Putain de vie. Ma petite Lucie, putain de vie.

*

Au deuxième verre, Vincent décide de filer à Marseille. Il a envie de jouer au con. Mais il faut dire que le souvenir de Lucie qui le hante, ça commence à le gonfler. Vincent, c’est un mec bien. C’est le genre de mec qu’on aime, je veux dire : qu’on est obligé d’aimer. Un tendre, un type sympa, qui ne sait qu’aimer, un homme rare, du genre galant et prévenant, doux d’âme et d’esprit, un peu fleur bleue. C’était la perle de la famille. Un petit génie au regard de ses frères. Un miraculé vu son enfance macabre. Très doué. Un autodidacte, de ceux qui nous font croire un peu dans le génie humain, et dans la sublimation de soi. Mais depuis la mort de sa femme, c’est une loque. Un zombie. Un néant. Tu le poses là, il fond. Tu ne le vois plus, on passe à travers. Il n’a plus de consistance. Il n’a plus un seul ami. Sa vie se résume aux trois moments forts de ses journées : il passe le matin à chialer, l’après-midi à regarder la télé, et la nuit à picoler. Il n’y a à peu près plus rien à dire de ce pauvre type, car il ne va plus durer très longtemps. Mais avant, ce soir, coûte que coûte, Vincent, il voudrait baiser.

*

Il s’engouffre dans le premier bistro qui se présente, et se pose là. A côté de lui, un gros gars d'aspect dégueulasse qui sent le marché aux poissons controverse avec le tenancier. Entre deux pastis, Vincent tente le coup : dis-moi où je peux trouver de quoi baiser. C’est un beau gars, Vincent, pas bête du tout, et à vingt-huit ans, sa vie est à l'arrêt. Pour l’heure, comme il dit, il s’agit pour lui de baiser. Et baiser, depuis Lucie, il n’a jamais fait. Le sourire en coin, l’œil malicieux, le poissonnier a bien une idée, dit-il. Si j’ai bien compris, tu veux te faire une gonzesse, c’est bien ça ? Ce gros type lui fait horreur. La morve lui coule sur la moustache, et ses postillons éclatent à la gueule de Vincent comme de petites bulles de champagne. Oui, vous avez bien compris. Alors, pour toi, c’est le Parc à Ferrailles ! s’esclaffe-t-il. Le quoi ? Le Parc à Ferrailles, c’est ce qu’il te faut, et t’as rien à débourser, juste à draguer. Où ça ? On lui indique la route. Le gros dégueulasse le regarde repartir, et avec le patron, il explose de rire.

 

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