Le Parc à Ferrailles

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La silhouette plaintive et trébuchante qui erre et pue l’alcool est celle de Vincent. Il ne connaît pas bien Marseille, et il est en train de se perdre. Il s’en prend à Lucie. Pourquoi ? crie-t-il. Pourquoi t’es morte ? Pourquoi me fais-tu faire toutes ces conneries ? Il repense à ce premier regard, et pour la toute première fois, il se dit qu’il aurait préféré ne jamais la rencontrer. Toutes ces souffrances. Il n’aurait jamais dû l’aimer. C’est con d’aimer. Et pourtant… On devrait plus souvent se dire qu’on s’aime. Tout est raté. Il doit être fou, lui aussi, comme ses frères. Le taulard. Le plus petit n’a jamais tué, lui, mais il n’est pas mal dans son genre. Enfant, il mangeait des sauterelles vivantes et coupait les pattes aux crapauds. Maintenant, il organise des messes noires, et s’imagine communiquer avec des dignitaires nazis. Vincent n’a jamais fait tout ça, il n’a pas tué d’Arabe, il ne torture pas les animaux, ni ne parle avec Hitler, mais il sent qu’il a un grain quelque part. Il n’y a pas de raisons. Pourquoi ne serait-il pas fou, lui aussi ? Dans sa tête, le téléphone sonne, comme tout à l’heure. Au bout du fil, c’est le type qui lui raconte qu’il est désolé. Je suis désolé. Je suis désolé. Je suis désolé. Ça suffit ! Je ne veux plus t’entendre, ordure ! Fous-moi la paix ! Mais encore, le téléphone sonne. Et encore, on lui dit que Lucie a eu un accident. Putain de vie. Ma petite Lucie, putain de vie.

Il se précipite dans le premier bistro venu, et commande un verre de blanc. Une femme se tient debout près du comptoir, et discute avec le patron. Elle est très grande, sur ses talons. Une pute. Ses lèvres sont gonflées comme des bouées de sauvetage, sa jupe de cuir lui arrive à mi-cuisse. Tout de suite, elle s’intéresse à Vincent. Elle vient s’asseoir près de lui, et lui demande ce qui ne va pas. Vincent se raidit.

- T’inquiète pas, mon bichon, lui dit-elle, je viens pas te vendre de l’amour, si tu veux pas. Mais je peux t’aider, peut-être ?

- Non. Gentil à vous. Besoin de rien, répond-il, les yeux embués de vin.

- Comme tu voudras.

- Attendez. Vous connaissez les parcs à ferrailles, vous ?

- Bien sûr que je connais.

- Bien sûr ! Tout le monde connaît, sauf moi ! On m’a fait croire que c’était un bar.

- Le parc à ferrailles, c’est comme le père Noël, bébé, ça n’existe pas, c’est un concept.

- Qu’est-ce que c’est un concept ? braille le patron.

- Je sais pas, réplique-t-elle, mais je crois que ça va bien dans ma réponse.

- Et vous, vous vous prostituez ? demande Vincent.

- Je vends de l’amour, bébé. Ça t’intéresse ?

- Sais plus c’qui m’intéresse. Suis perdu.

- Ecoute, mon lapin, tu vas venir avec moi, on va aller dans un endroit où tu pourras t’amuser, d’accord ?

*

Vincent est trop saoul pour avoir fait attention au nom de la boîte où l’emmène la pute quinquagénaire. Les lumières stroboscopiques le rendent fou déjà, et figent les danseurs de manière périodique, comme un déferlement de diapositives. La musique lui martèle le crâne. Mais il n’est pas trop mal, dans son sofa, son gin à la main, sa pute sur les genoux. Des amis de la pute rappliquent. Vincent est beurré, mais il finit bien par se rendre compte que son verre se remplit de manière inexpliquée, à mesure qu’il le vide. La tête lui tourne. Il a chaud. Il s’étale. Mais il ne faut pas le prendre pour un imbécile, il a compris. Il entend les gars parler de lui. On le drogue. Mais pour quoi faire ? Il ouvre un œil, et son verre est à nouveau plein. Ça tourne dans tous les sens. Tout autour de lui se déforme. Le monde est en violet. La pute lui sourit, mais ce sourire-là ne lui plaît pas du tout. Les types ont l’air d’attendre. D’attendre quoi ? Vincent, lui, n’a pas envie d’attendre. Il raconte qu’il va aux toilettes et traverse la piste de danse. Mais les gorilles le suivent. Curieusement lucide, Vincent jette toute son énergie dans sa course jusqu’à la sortie, puis sur l’avenue, où il détale, et disparaît au loin. Il est presque une heure du matin. Rond comme une barrique, Vincent reconnaît cependant l’avenue du parc Borelli. L’estomac lui brûle, il a des crampes au cœur, des envies de dégueuler. Il zigzague. S’arrête. Repart en vacillant. Titube. Trébuche. S’affale sur le trottoir. Il reste dix minutes ainsi. Se relève. Marche un peu. Ça va mieux.

 

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