Le Parc à Ferrailles

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Vincent franchit les avenues à tombeau ouvert, et brûle tous les feux. Avec un peu de chance, il va se foutre en l’air, mais rien ne se passe. Même pas un flic sur la route pour l’emmerder. Il pense à son frère, le barbare : il pourrait buter quelqu’un, lui aussi, pour voir ce que ça fait. On le jugerait, il serait un paria. Il se retrouverait en cabane. Il chierait à la queue leu leu avec les autres détenus et boufferait du plâtre pour faire passer le goût de la soupe. A y regarder de plus près, ça n’est pas une bonne solution. De toute façon, il n’y pensait pas sérieusement. Il se rend compte qu’il ne roule plus : il s’est arrêté inconsciemment devant un feu rouge, par réflexe. Sur sa gauche, un blaireau a mis un rap à fond dans sa Golf en fumant un pétard. Leurs regards se croisent. L’œil du blaireau agresse le sien et lui lance un défi. Le feu vert lance le départ de la course. Démarrages en trombe. Pendant quelques secondes, ils roulent côte à côte, dans un boucan d’enfer. Vincent écrase l’accélérateur en beuglant. Il grille le feu suivant. Au croisement des boulevards, il aperçoit du coin de l’œil un engin qui arrive sur sa gauche. Son cœur s’arrête. Il sent qu’il passe juste à temps, mais son adversaire qui le talonne n’aura pas cette chance. La collision est inévitable. Le bruit du choc lui donne un deuxième coup dans la poitrine ; dans le rétroviseur central, il voit la Golf, propulsée par le fourgon, valser sur l’avenue. Tout est très rapide. Il freine. Il est déjà loin, mais il peut voir la Golf défoncée s’immobiliser sur le macadam après tous ses tonneaux. Sa pensée ne va pas au blaireau, mais au conducteur du fourgon, dont l’avant est aplati. Il prie pour voir quelqu’un s’en extraire, mais rien ne bouge. Le goût du vomi dans la bouche, Vincent embraye et s’éloigne. C’est le jour des morts. Putain de vie. Ma petite Lucie, putain de vie.

*

Garé près de la Mathurine, Vincent prend conscience qu’il pleure, ses joues sont mouillées. Il préfère se dire qu’il a rêvé. Il n’y a eu aucun accident, pas de Golf, pas de fourgon, pas de petit connard. Personne n’est blessé, personne n'est mort. Personne n’a rien vu, ni rien entendu, tout va pour le mieux, il ne s’est rien passé. L’affreux minus haschischin l’a bien cherché, mais l’autre… ! N’y pensons plus. Il ne s’est rien passé. Tu n’es pas responsable. Les femmes de matelots sont à toi. Tu es jeune et beau. Vincent se décide à descendre de voiture. Il sonne. Une armoire à glace déguisée en marsouin l’introduit dans un bar sombre aux allures de sous-marin. La fumée des cigarettes tamise la lumière pourpre qui réchauffe le cœur du nouvel arrivant. Les femmes l’observent. Il se sent traqué, intimidé. Il y a de belles filles, il y en a de grosses vieilles moches. Sont-elles vraiment femmes de marins? Vincent se glisse sur un sofa et commence à écluser. Il y a ici moitié moins d’hommes que de femmes. Ce sont elles qui draguent. Elles épient les beaux garçons, les harponnent. Depuis qu’il est entré, Vincent sent sur lui des regards inquisiteurs. Deux filles s’avancent et se posent à côté de lui, de part et d’autre, dans le sofa. Elles le branchent, et lui mettent les mains partout. Il n’écoute pas ce qu’elles disent. Il n’en a rien à foutre. Il veut baiser. Elles l’allument. Tout va bien, donc.

*

Cela fait une heure qu’elles l'enivrent, à grands renforts de vokda et de whisky. Vincent est ravi, il a deux superbes créatures à  moitié sur son corps. Les autres femmes crèvent de jalousie car elles ont laissé passer le plus beau morceau de la soirée. Ça n’est pas tous les jours qu’elle reçoivent la visite d’un garçon comme Vincent. L’une d’elles, la blonde, qui doit avoir trente ans, l'embrasse, pendant que l’autre, la rousse, un peu plus jeune, lui caresse la cuisse. Elles sont bien avinées. Elles veulent un plan à trois. Dans un coin du bar, une femme en rouge et noir les observe. Elle est élégante, elle a de la classe. Vincent voudrait lâcher ses deux courtisanes et la rejoindre, mais deux verres plus tard, il l’a déjà oubliée. Les deux filles lui proposent de finir la soirée chez l’une d’elles. A moitié dans le coltard, Vincent les suit jusqu’à la sortie.

- Tu as une caisse, mon chéri, ou on prend la mienne ?

Vincent a failli dire oui, spontanément, mais il a vu à temps les deux silhouettes près de sa voiture, au bout de la rue. Il avance un peu, il a déjà compris. Lorsqu’il aperçoit le véhicule de police garé près du sien, son cœur explose. C’est bien à sa voiture que s’intéressent les deux flics. L’un d’eux jaspine dans son talkie, et Vincent se doute qu’il n’est pas en train de chanter un poème d’amour au commissaire. Comment ont-ils fait ? Comment savent-ils ? Quelqu’un m’a vu. Ils savent que c’est moi. Quelqu’un a dû voir l’accident, il a assisté à la course, il a pris mon numéro, je suis perdu. Que risque-t-il ? Il n’est pas responsable. Pourquoi a-t-il fait la course avec ce minus ? Après tout, il ne risque peut-être qu’une amende. Vincent n’a pas envie de savoir, il laisse les deux filles en plan et se taille sans demander son reste, à pied.

 

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